PREMIÈRE SECTION

AFFAIRE EFSTATHIOU ET AUTRES c. GRÈCE

(Requête no 36998/02)

ARRÊT

STRASBOURG

27 juillet 2006

DÉFINITIF

11/12/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 
 

 

En l’affaire Efstathiou et autres c. Grèce,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :

MM. L. Loucaides, président, 
  C.L. Rozakis, 
 Mmes F. Tulkens, 
  E. Steiner, 
 MM. K. Hajiyev, 
  D. Spielmann, 
  S.E. Jebens, juges, 
et de M.S. Nielsen, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 juillet 2006

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36998/02) dirigée contre la République hellénique par cinq ressortissants de cet Etat, (« les requérants »), dont les noms figurent ci-joint en annexe, qui ont saisi la Cour le 7 octobre 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Mes T. Sigalas et E. Tsantis, avocats au barreau du Pirée. Le gouvernement grec (« le Gouvernement ») est représenté par les délégués de son agent, MM. V. Kyriazopoulos, assesseur auprès du Conseil Juridique de l’Etat, et I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil Juridique de l’Etat.

3.  Le 16 mars 2004, la Cour a décidé de communiquer le grief tiré du droit d’accès à un tribunal et de l’efficacité du pourvoi en cassation au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4.  Les requérants sont d’anciens employés de l’Entreprise des Eaux d’Athènes (Εταιρεία Ύδρευσης και Αποχέτευσης Πρωτεύουσας, ci après « l’EYDAP »).

5.  Le 30 avril 1996, ladite entreprise mit fin à leurs contrats de travail, au motif qu’ils avaient atteint l’âge requis pour leur mise à la retraite. En particulier, l’EYDAP constata que les requérants avaient atteint l’âge limite de cinquante-huit ans et comptaient en outre trente-cinq années de service à leur actif.

6.  Le 29 juillet 1996, les requérants saisirent le tribunal de première instance d’Athènes d’une action tendant à l’annulation de leur mise à la retraite et leur réintégration dans l’entreprise. Ils formulaient plusieurs moyens à l’appui de leur allégation, à savoir que leur départ à la retraite aurait dû intervenir à l’âge de soixante-cinq ans.

7.  Le 19 juin 1997, le tribunal de première instance d’Athènes fit droit à l’action des requérants (décision no 1768/1997).

8.  Le 10 novembre 1997, l’EYDAP interjeta appel.

9.  Le 9 février 1999, la cour d’appel d’Athènes confirma la décision du tribunal de première instance en ce que les requérants devaient être mis à la retraite à l’âge de soixante-cinq et non dès cinquante-huit ans.

10.  Le 22 avril 1999, l’EYDAP se pourvut en cassation. Elle formula un seul moyen de cassation tiré de l’appréciation erronée par la cour d’appel de la loi qui devait être appliquée dans le cas d’espèce.

11.  Le 18 janvier 2000, la Cour de cassation fit droit au pourvoi et renvoya l’affaire devant la cour d’appel d’Athènes. En particulier, la Cour de cassation admit que la cour d’appel n’avait pas appliqué la loi pertinente en l’espèce. Elle conclut que la loi appliquée par la cour d’appel avait été abrogée en vertu d’une législation plus récente qui prévoyait le départ à la retraite après trente-cinq ans de service (arrêt no 93/2000).

12.  Le 18 septembre 2000, la cour d’appel d’Athènes rejeta l’action des requérants (décision no 7401/2000).

13.  Le 4 décembre 2000, les requérants, représentés par un avocat, se pourvurent en cassation contre la décision no 7401/2000 de la cour d’appel d’Athènes. Leur pourvoi en cassation de cinquante pages était ainsi structuré : dans une première partie, intitulée « historique », les requérants relataient les faits de la cause et l’évolution de leur affaire devant les instances internes. En particulier, ils exposaient qu’au moment de leur mise à la retraite, ils avaient atteint l’âge de cinquante-huit ans et qu’ils avaient trente-cinq ans de service. Dans la deuxième partie, intitulée « le considérant de la décision attaquée », ils exposaient les motifs sur lesquels la cour d’appel avait fondé le rejet de leur action. Dans la troisième et dernière partie du pourvoi, les requérants développaient neuf moyens de cassation. Les cinq premiers attaquaient, d’une part, l’interprétation de la législation en cause faite par la cour d’appel à la lumière des conclusions de l’arrêt no 93/2000 de la Cour de cassation. D’autre part, ces moyens visaient à établir que la cour d’appel avait procédé à une appréciation erronée de la législation qui régissait leur départ à la retraite. En particulier, les requérants soutenaient que la disposition appliquée par la cour d’appel méconnaissait d’autres dispositions législatives ou constitutionnelles ainsi que l’article 1 du Protocole no 1. Le restant des moyens contestait la motivation de la décision attaquée ainsi que la façon dont la cour d’appel avait administré les preuves. La décision attaquée était jointe au pourvoi en cassation.

14.  Le 9 avril 2002, la Cour de cassation rejeta le pourvoi. Les cinq premiers moyens de droit avancés par les requérants furent déclarés irrecevables au motif que les requérants n’avaient pas précisé dans leur pourvoi les circonstances de fait sur lesquelles la cour d’appel s’était fondée pour rejeter leur appel. En particulier, la Cour de cassation jugea ce qui suit :

« En vertu des articles 118 § 4, 566 § 1, 577 § 3 et 578 du code de procédure civile, lorsque l’action en justice a été jugée fondée ou infondée, il ne suffit pas que l’intéressé expose dans son pourvoi en cassation sa version quant aux faits de la cause, les dispositions dont la violation est alléguée, la signification que leur prête le demandeur et la conclusion prétendument erronée à laquelle est parvenue la juridiction. Tout au plus, ce que la juridiction inférieure a admis en substance, à savoir les faits sur lesquels ladite juridiction fonda sa conclusion quant au fond de l’affaire doivent être présentés de manière complète et claire. Dans le cas contraire, le bien-fondé des moyens de cassation ne peut pas être établi, dans la mesure où ceux-ci ne ressortent pas du contenu du pourvoi (...). [En l’occurrence,] les demandeurs n’ont pas relaté dans leur pourvoi en cassation ce que la cour d’appel avait en substance retenu, à savoir les faits sur lesquels celle-ci fonda son jugement prétendument erroné, tandis qu’ils présentent sommairement dans le même pourvoi les faits de la cause, les conclusions finales de la juridiction [inférieure] quant à la partie juridique et factuelle du procès ainsi que leurs points de vue sur l’interprétation des dispositions pertinentes et les faits de la cause. Il s’ensuit qu’il n’est pas possible d’examiner et établir les moyens de droit susmentionnés sur la base du contenu du pourvoi en cassation et que ceux-ci doivent être rejetés comme vagues. »

15.  Les autres moyens de droit furent rejetés soit comme irrecevables soit comme infondés (arrêt no 657/2002).

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16.  Les articles pertinents du code de procédure civile disposent :

Article 118

« Les recours notifiés entre les parties ou déposés auprès du tribunal doivent inclure (...) 4) l’objet du recours de manière claire, précise et succincte (...) »

Article 566 § 1

« Le pourvoi en cassation doit comprendre les éléments exigés par les articles 118 à 120, citer l’arrêt attaqué, les moyens de cassation en entier ou en partie de l’arrêt attaqué ainsi qu’une demande quant au fond de l’affaire. »

Article 577 § 3

« La Cour de cassation examine la recevabilité et le fond des motifs de cassation, si elle juge le pourvoi en cassation légal et recevable. »

Article 578

« La Cour de cassation rejette le pourvoi en cassation, si les motifs de l’arrêt attaqué sont jugés erronés mais son dispositif juste (...) »

17.  Selon la jurisprudence de la Cour de cassation, le pourvoi en cassation doit préciser quelle est la règle de fond qui a été violée, en quoi consiste l’erreur juridique, autrement dit où se trouve la violation dans l’interprétation ou l’application de la règle en cause, et doit aussi comporter l’exposé des faits sur lequel s’est fondée la cour d’appel pour rejeter le recours (Cour de cassation, nos 372/2002, 388/2002).

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

A.  Sur le droit d’accès à un tribunal

18.  Les requérants se plaignent que le rejet par la Cour de cassation de certains de leurs moyens de droit pour des raisons formalistes, viola leur droit d’accès à un tribunal, tel que prévu par l’article 6 §§ 1 et 2 de la Convention. La Cour examinera ce grief sous l’angle de l’article 6 § 1 de la Convention, seule disposition pertinente en l’espèce. Celle-ci est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

1.  Sur la recevabilité

19.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

2.  Sur le fond

a.  Arguments des parties

20.  Le Gouvernement affirme que la Cour de cassation n’agit pas en tant que troisième degré de juridiction. Sa tâche ne consiste pas à réexaminer les faits de la cause mais à apprécier la légalité de la décision attaquée. Le Gouvernement souligne que, dans la présente affaire, la Cour de cassation a purement et simplement appliqué sa jurisprudence constante quant aux conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation. En particulier, selon cette jurisprudence, lorsque l’appel est rejeté comme dénué de fondement, à savoir après l’administration des preuves par la juridiction inférieure, la juridiction suprême exige que l’intéressé relate dans son pourvoi les faits de la cause tels qu’ils avaient été accueillis par la juridiction inférieure. Pour le Gouvernement, cet exposé est indispensable afin que la Cour de cassation puisse, par la suite, exercer son contrôle sur l’interprétation d’une règle de droit par la juridiction inférieure.

21.  Le Gouvernement estime raisonnable que le demandeur en cassation soit tenu de présenter les faits de la cause tels qu’ils ont été établis par la cour d’appel après l’administration des preuves. Dans le cas contraire, il incomberait à la Cour de cassation de rechercher elle-même les faits de la cause qui ont conduit la cour d’appel à une interprétation erronée du droit interne.

22.  En tout état de cause, le Gouvernement argue que, même si les moyens de droit en cause avaient été déclarés recevables, ils auraient été voués à l’échec. En effet, la Cour de cassation avait déjà interprété, dans son arrêt no 93/2000, les dispositions mises en cause par les cinq premiers moyens de droit en cassation. Par conséquent, la Cour de cassation les aurait à nouveau rejetés, car elle aurait à nouveau adopté le même raisonnement.

23.  Les requérants rétorquent que par le biais des cinq premiers moyens de droit, ils ne contestaient pas la façon dont la cour d’appel avait apprécié les faits de la cause par rapport aux dispositions appliquées. Bien au contraire, leurs griefs visaient directement la manière dont la cour d’appel avait interprété le droit appliqué. Par conséquent, l’intégration dans le pourvoi en cassation des faits de la cause tels qu’ils avaient été accueillis par la cour d’appel n’était pas indispensable pour l’examen des cinq premiers moyens en cassation. En tout état de cause, les requérants avancent qu’ils relataient dans leur pourvoi en cassation tant les faits de la cause que les motifs retenus par la cour d’appel afin que la Cour de cassation exerçât son contrôle judiciaire.

b.  Appréciation de la Cour

i.  Principes généraux

24.  La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle elle n’a pas pour tâche de se substituer aux juridictions internes. C’est au premier chef aux autorités nationales, notamment aux cours et tribunaux, qu’il incombe d’interpréter la législation interne (voir, parmi beaucoup d’autres, García Manibardo c. Espagne, no 38695/97, § 36, CEDH 2000-II). Par ailleurs, le « droit à un tribunal », dont le droit d’accès constitue un aspect particulier, n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, notamment quant aux conditions de recevabilité d’un recours, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’Etat, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation. Toutefois, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même ; enfin, elles ne se concilient avec l’article 6 § 1 que si elles tendent à un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir, parmi beaucoup d’autres, Edificaciones March Gallego S.A. c. Espagne, arrêt du 19 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998–I, p. 290, § 34). En effet, le droit d’accès à un tribunal se trouve atteint lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente.

25.  La Cour rappelle en outre que l’article 6 de la Convention n’astreint pas les Etats contractants à créer des cours d’appel ou de cassation (voir, notamment, Delcourt c. Belgique, arrêt du 17 janvier 1970, série A no 11, pp. 13-15, §§ 25-26). Cependant, si de telles juridictions existent, les garanties de l’article 6 doivent être respectées, notamment en ce qu’il assure aux plaideurs un droit effectif d’accès aux tribunaux pour les décisions relatives à leurs « droits et obligations de caractère civil » (voir, parmi d’autres, Brualla Gómez de la Torre c. Espagne, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, p. 2956, § 37). En outre, la compatibilité des limitations prévues par le droit interne avec le droit d’accès à un tribunal reconnu par l’article 6 § 1 de la Convention dépend des particularités de la procédure en cause et il faut prendre en compte l’ensemble du procès mené dans l’ordre juridique interne et le rôle qu’y a joué la Cour suprême, les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvant être plus rigoureuses que pour un appel (Khalfaoui c. France, no 34791/97, CEDH 1999-IX).

26.  La Cour rappelle enfin que la réglementation relative aux formalités pour former un recours vise à assurer la bonne administration de la justice et le respect, en particulier, du principe de la sécurité juridique. Toutefois, les intéressés doivent pouvoir s’attendre à ce que les règles soient appliquées (Miragall Escolano et autres c. Espagne, nos 38366/97, 38688/97, 40777/98, 40843/98, 41015/98, 41400/98, 41446/98, 41484/98, 41487/98 et 41509/98, § 33, CEDH 2000-I).

27.  A ce jour, la Cour a conclu à plusieurs reprises que l’application par les juridictions internes de formalités à respecter pour former un recours est susceptible de violer le droit d’accès à un tribunal. Il en est ainsi, quand l’interprétation par trop formaliste de la légalité ordinaire faite par une juridiction empêche, de fait, l’examen au fond du recours exercé par l’intéressé (Běleš et autres c. République tchèque, no 47273/99, § 69, CEDH 2002-IX ; Zvolský et Zvolská c. République tchèque, no 46129/99, § 55, CEDH 2002-IX). Cela étant, la Cour a déjà admis que les conditions de recevabilité d’un pourvoi en cassation pouvaient être plus rigoureuses que pour un appel (Běleš et autres c. République tchèque, précité, § 62).

ii.  Application en l’espèce des principes susmentionnés

28.  Dans le cas d’espèce, la tâche de la Cour consiste à examiner si la raison pour laquelle la Cour de cassation rejeta les cinq premiers moyens de cassation priva, de fait, les requérants de leur droit de voir leur affaire jugée au fond. Pour ce faire, la Cour se penchera sur la proportionnalité de la limitation imposée par rapport aux exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice.

29.  Tout d’abord, la Cour constate que la règle appliquée par la Cour de cassation pour se prononcer sur le caractère recevable des moyens en cause est une construction jurisprudentielle ; elle ne découle pas d’une disposition procédurale spécifique mais, en revanche, de la combinaison de quatre articles du code de procédure civile. Bref, la haute juridiction fixe en la matière une condition de recevabilité portant sur le caractère vague ou non des moyens en cassation.

30.  Il n’en reste pas moins que cette règle jurisprudentielle obéit, en général, aux exigences de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice ; quand le demandeur en cassation reproche à la cour d’appel une appréciation erronée des faits de la cause par rapport à la règle juridique appliquée, il paraît raisonnable d’exiger que celui-ci relate dans son pourvoi les faits pertinents tels qu’ils avaient été admis par la cour d’appel. Dans le cas contraire, la haute juridiction ne serait aucunement en mesure d’exercer son contrôle d’annulation à l’égard de l’arrêt attaqué ; elle serait tenue à rétablir les faits pertinents de la cause et à les interpréter elle-même par rapport à la règle de droit appliquée par la cour d’appel. Partant, cette hypothèse ne peut être envisagée car elle équivaudrait à exiger de la haute juridiction qu’elle formule elle-même les moyens en cassation, moyens qu’elle devrait, par la suite, examiner. En somme, la règle jurisprudentielle appliquée dans le cas d’espèce se concilie avec la spécificité du rôle joué par la Cour de cassation, dont le contrôle est limité au respect du droit (voir, en ce sens, Brechos c. Grèce (déc.), no 7632/04, 11 avril 2006).

31.  Toutefois, dans le cas d’espèce, l’on saurait difficilement soutenir que le pourvoi en cassation des requérants faisait peser sur la Cour de cassation la charge de rétablir les faits de l’espèce. Aux yeux de la Cour, deux éléments doivent être pris en compte. En premier lieu, les cinq premiers moyens en cassation visaient exclusivement l’interprétation faite par la cour d’appel des dispositions appliquées en l’espèce. En particulier, au travers de ces moyens en cassation, les requérants soutenaient que l’interprétation adoptée par la cour d’appel était contraire à diverses normes de nature législative, constitutionnelle et internationale. Par conséquent, la présentation simultanée des faits de la cause, tels qu’ils avaient été établis par la cour d’appel, n’était pas indispensable pour que la haute juridiction puisse exercer son contrôle judiciaire.

32.  En second lieu, la Cour note que les faits déterminants de la cause pour l’examen de l’affaire devant la Cour de cassation n’étaient pas particulièrement compliqués. En effet, ils se résumaient à un simple élément : les requérants furent mis à la retraite à l’âge de cinquante-huit ans et après avoir accompli trente-cinq ans de service. Aux dires des requérants, ils auraient dû être mis à la retraite à l’âge de soixante-cinq ans. Or, il ressortait clairement de la première partie du pourvoi en cassation que les requérants furent mis à la retraite à l’âge de cinquante-huit ans et après trente-cinq ans de service. En tout état de cause, la décision litigieuse de la cour d’appel était jointe au pourvoi en cassation. Le juge suprême était ainsi en mesure de consulter aisément le texte de l’arrêt attaqué et vérifier l’exactitude d’un simple fait inclus dans le pourvoi en cassation.

33.  Dans ces conditions, la Cour estime que les faits de la cause, tels qu’ils avaient été établis par la cour d’appel, étaient portés à la connaissance des juges suprêmes. Prononcer l’irrecevabilité des moyens en question au motif que les requérants « [n’avaient] pas relaté dans leur pourvoi en cassation ce que la cour d’appel avait en substance retenu », s’inscrit dans une approche par trop formaliste, qui a empêché ceux-ci de voir la Cour de cassation examiner le bien-fondé de leurs allégations (voir, en ce sens, Běleš et autres c. République tchèque, précité, § 69 ; Zvolský et Zvolská c. République tchèque, précité, § 55).

34.  A la lumière des considérations qui précèdent, la Cour estime qu’en l’espèce, la limitation imposée au droit d’accès des requérants à un tribunal n’a pas été proportionnelle au but de garantir la sécurité juridique et la bonne administration de la justice.

35.  Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention au regard du droit des requérants d’avoir accès à un tribunal.

B.  Sur la durée de la procédure

36.  Les requérants allèguent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable », tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention.

37.  La période à considérer a débuté le 29 juillet 1996, avec la saisine du tribunal de première instance d’Athènes et s’est terminée le 9 avril 2002, avec l’arrêt no 657/2002 de la Cour de cassation. Elle a donc duré cinq ans et onze mois environ pour cinq degrés de juridiction.

Sur la recevabilité

38.  La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

39.  Au vu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’une période de cinq ans et onze mois ne peut être considérée comme excessive pour cinq degrés de juridiction (voir, mutatis mutandis, Moschopoulos c. Grèce (déc.), no 43858/02, 15 janvier 2004). Par conséquent, la Cour estime qu’en l’espèce, la justice n’a pas été « administrée avec des retards propres à en compromettre l’efficacité et la crédibilité » (Katte Klitsche de la Grange c. Italie, arrêt du 27 octobre 1994, série A no 293-B, p. 39, § 61).

40.  Il s’ensuit que ce grief doit dès lors être rejeté comme manifestement mal fondé, en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION

41.  Les requérants se plaignent que le rejet par la Cour de cassation de certains des cinq premiers moyens en cassation enfreignit leur droit à un recours effectif. Ils invoquent l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 6 § 1 de la Convention et 1 du Protocole no 1. La Cour note que les requérants n’étayent aucunement leur grief sous l’angle de l’article 1 du Protocole no 1. Elle examinera donc leur grief uniquement sous l’angle de l’article 13, combiné avec l’article 6 § 1 de la Convention. L’article 13 est ainsi libellé :

« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »

A.  Sur la recevabilité

42.  La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

B.  Sur le fond

43.  Eu égard au constat figurant au paragraphe 35 ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l’article 13 ; les exigences de ce dernier sont en effet moins strictes que celles de l’article 6 § 1 et absorbées par elle en l’espèce (voir, entre autres Sporrong et Lönnroth c. Suède, arrêt du 23 septembre 1982, série A no 52, p. 32, § 88).

III.  SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

44.  Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

45.  Au titre du dommage matériel, les requérants font valoir que le seul redressement approprié en l’espèce serait la réouverture de la procédure devant la Cour de cassation afin que la haute juridiction examine le fond de leurs griefs. A titre de dommage moral, les requérants réclament la somme de 30 000 euros (EUR) pour chacun d’entre eux.

46.  Le Gouvernement affirme qu’un constat de violation constituerait en soi une satisfaction équitable suffisante.

47.  La Cour note qu’en l’espèce, la seule base à retenir pour l’octroi d’une satisfaction équitable réside dans le fait que les requérants n’ont pas bénéficié d’un droit d’accès à un tribunal, en violation de l’article 6 § 1 de la Convention.

48.  En ce qui concerne la demande de réouverture de la procédure devant la Cour de cassation, la Cour observe que les requérants ne précisent pas si celle-ci est une mesure autorisée actuellement par le système grec (a contrario, Claes et autres c. Belgique, nos 46825/99, 47132/99, 47502/99, 49010/99, 49104/99, 49195/99 et 49716/99, § 53, 2 juin 2005). Partant, la réouverture de la procédure devant la Cour de cassation ne peut pas être considérée en l’espèce en tant que redressement approprié au titre du dommage matériel dans le sens de l’article 41 de la Convention. Il convient donc de rejeter la demande des requérants à ce titre.

49.  Quant au préjudice moral, la Cour estime que les requérants ont vraisemblablement subi une frustration en raison de la violation de leur droit d’accès à un tribunal. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, la Cour octroie à chacun d’eux 5 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt.

B.  Frais et dépens

50.  Les requérants demandent également une somme globale de 3 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et 5 000 EUR pour ceux encourus devant la Cour. Ils ne produisent aucune facture ou note d’honoraires.

51.  Le Gouvernement affirme que les prétentions des requérants ne sont pas justifiées.

52.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatridis c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], no 31107/96, § 54, CEDH 2000-XI). En l’espèce, la Cour note que les requérants ne produisent aucune facture ni en ce qui concerne les frais engagés devant les juridictions internes ni en ce qui concerne les frais encourus devant elle. Il y a donc lieu de rejeter leurs prétentions.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Déclare la requête recevable quant aux griefs tirés du droit d’accès à un tribunal et du droit à un recours effectif et irrecevable pour le surplus ;

2.  Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit qu’il n’est pas nécessaire de se placer de surcroît sur le terrain de l’article 13 de la Convention ;

4.  Dit

a) que l’Etat défendeur doit verser à chaque requérant dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 juillet 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Søren Nielsen Loukis Loucaides 
 Greffier Président

 
 

Liste des requérants

1.      Dimitrios EFSTATHIOU

2.      Dimitrios MAKRIS

3.      Michail SOULOPOULOS

4.      Nikolaos STROMATIAS

5.      Konstantinos TOUNTAS


 

ARRÊT EFSTATHIOU ET AUTRES c. GRÈCE


 

ARRÊT EFSTATHIOU ET AUTRES c. GRECE