DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE GOUVEIA GOMES FERNANDES ET FREITAS E COSTA c. PORTUGAL

(Requête no 1529/08)

ARRÊT

STRASBOURG

29 mars 2011

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 
 

 

En l'affaire Gouveia Gomes Fernandes et Freitas e Costa c. Portugal,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Françoise Tulkens, présidente, 
 Ireneu Cabral Barreto, 
 Danutė Jočienė, 
 Dragoljub Popović, 
 András Sajó, 
 Işıl Karakaş, 
 Guido Raimondi, juges, 
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 mars 2011,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 1529/08) dirigée contre la République portugaise et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Luís Gouveia Gomes Fernandes et João Manuel Pereira de Lima de Freitas e Costa (« les requérants »), ont saisi la Cour le 21 décembre 2007 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Les requérants sont représentés par Me S. Mendes Martins, avocate à Lisbonne. Le gouvernement portugais (« le Gouvernement ») était représenté, jusqu'au 23 février 2010, par son agent, M. J. Miguel, procureur général adjoint, et, à partir de cette date, par Mme M. F. Carvalho, également procureur général adjoint.

3.  Les requérants se plaignent en particulier d'une violation de leur droit à la liberté d'expression résultant de leur condamnation au civil pour atteinte à la réputation d'une juge.

4.  Le 26 mai 2009, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer au Gouvernement le grief tiré de l'atteinte à la liberté d'expression. Comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond de l'affaire.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

5.  Les requérants sont nés respectivement en 1957 et 1962 et résident à Lisbonne.

A.  Le contexte de l'affaire

6.  En 1996, des poursuites furent ouvertes contre un avoué, M. H.P., et une juge, Mme F.G., soupçonnés de corruption dans le cadre d'une procédure civile dans laquelle les requérants représentaient, en tant qu'avocats, l'une des parties. Les requérants ont, dans le cadre de l'enquête menée par les autorités de poursuite, coopéré avec la police judiciaire, conformément à la législation anti-corruption en vigueur à l'époque.

7.  Mme F.G. bénéficia ultérieurement d'une ordonnance de non-lieu, devenue définitive à la suite d'un arrêt de la Cour suprême du 7 octobre 1998. M. H.P. fut jugé coupable du chef de tentative de corruption active par un jugement définitif du tribunal criminel de Lisbonne du 15 juillet 1999. Les requérants intervinrent dans ce procès en tant que témoins.

B.  L'article litigieux et la procédure civile

8.  Dans l'édition du 10 octobre 1998 du quotidien national Diário de Notícias, M. E.R, directeur de l'information de la chaîne télévisée SIC et beau-frère de Mme F.G., publia un article d'opinion. Il y saluait la décision de la Cour suprême confirmant le non-lieu de la juge et critiquait fortement ceux qu'il accusait de s'être acharnés contre celle-ci, citant notamment les ministres de l'Intérieur et de la Justice, qui auraient « pistonné leurs amis avocats, Gouveia Fernandes et Freitas Costa [les requérants], qui ont tenté d'impliquer la juge F.G. dans les escroqueries de l'avoué H.P., pour qu'ils bénéficient d'appuis au sein de la police judiciaire ».

9.  Dans l'édition du 15 octobre 1998 du quotidien national Público, les requérants publièrent, sous le titre « Le jugement d'une juge », un article en réponse à celui de M. E.R., dont les passages pertinents en l'espèce se lisent ainsi :

« (...)

L'avoué H.P. ne va pas être jugé du chef d'escroquerie (...) Ce dont il est accusé et qui a entraîné sa détention provisoire [et] son renvoi en jugement (...) est d'avoir commis l'infraction de corruption active de la juge F.G. Selon une disposition légale applicable à l'époque (abrogée entre-temps), les procédures pénales impliquant des coaccusés magistrats et non magistrats devaient se dérouler séparément. L'application d'une telle disposition pouvait ainsi mener à une situation totalement absurde (ultra-absurda), où deux procédures portant sur la même infraction aboutissaient à des jugements et des dénouements différents. Nous parlons bien d'absurdité : il serait en effet incompréhensible et indéfendable que le jugement d'un même crime pût aboutir, par exemple, à un non-lieu du corrompu et à un renvoi en jugement du corrupteur. Mais, aussi invraisemblable que cela paraisse, c'est ce qui est finalement arrivé ! Confus ? Bien sûr ! Mais simplifions : tandis que l'avoué H.P. sera jugé du chef de corruption active, la juge F.G. a, quant à elle, été accusée du chef de corruption passive, mais elle a finalement bénéficié d'un non-lieu. La juge ne sera donc pas jugée, bien qu'il s'agisse de la même infraction que celle reprochée à l'avoué, qui sera, lui, le seul – fier solitaire (orgulhosamente só) – à être renvoyé en jugement. Cependant, s'il est vrai que du point de vue procédural les deux affaires ont connu un déroulement différent et qu'elles auront probablement un dénouement contradictoire, du point de vue de la Morale et de la Justice il n'est pas possible que le jugement et l'éventuelle condamnation de l'avoué ne signifient pas le jugement et l'éventuelle condamnation de la juge, fût-ce par défaut.

(...)

Les victimes principales sont quand même les particuliers et les sociétés impliqués de manière involontaire dans cette guerre sans merci. L'instabilité, l'insécurité, les préjudices subis ne sont susceptibles d'aucune réparation. Mais quelle importance ? Les procès peuvent continuer à faire l'objet de prescription et de classements ou à traîner jusqu'à l'agonie finale. A cet égard, rien de nouveau dans l'imperturbable Justice (à la) portugaise. »

10.  Le 7 janvier 2000, Mme F.G. introduisit devant le tribunal de Lisbonne (16e chambre civile) une demande en dommages-intérêts contre les requérants. Elle alléguait notamment que l'article litigieux ainsi qu'une interview donnée par le premier requérant à un hebdomadaire portaient atteinte à sa réputation.

11.  Par un jugement du 21 juillet 2005, le tribunal de Lisbonne fit partiellement droit à la demande, au motif que tant les déclarations du premier requérant lors de l'interview en cause que certaines expressions de l'article litigieux portaient atteinte à la réputation de la demanderesse. Il souligna cependant que les préjudices causés par l'interview en question se trouvaient déjà réparés dans le cadre d'une autre procédure précédemment introduite par la demanderesse contre des journalistes et un hebdomadaire. Ne restaient donc à réparer que les préjudices causés par l'article litigieux, que le tribunal évalua à 15 000 euros (EUR).

12.  Tant la demanderesse que les requérants firent appel de ce jugement devant la cour d'appel de Lisbonne. La demanderesse soutenait que les dommages-intérêts devaient être supérieurs à ceux fixés par le tribunal de première instance. Quant aux requérants, ils s'opposaient, en vertu du droit à un procès équitable, à l'exemption des frais de justice accordée à la demanderesse, et alléguaient que leur condamnation enfreignait l'article 10 de la Convention.

13.  Par un arrêt du 20 juin 2006, la cour d'appel rejeta le recours des requérants et accueillit partiellement celui de la demanderesse.

14.  S'agissant du recours des requérants, elle confirma en premier lieu l'exemption des frais de justice en faveur de la demanderesse. Elle souligna ensuite qu'en l'espèce le droit à la liberté d'expression devait céder devant le droit à la protection de la réputation de la demanderesse. Elle ajouta à cet égard que les requérants, prétendant poursuivre leur intérêt personnel plutôt que l'intérêt général, avaient par leurs déclarations voulu jeter le discrédit sur le système judiciaire en général. Pour la cour d'appel, les opinions exprimées par les requérants étaient par ailleurs « déplacées » et contraires à la « vérité juridique », la procédure dont Mme F.G. faisait l'objet étant déjà terminée de manière définitive.

15.  S'agissant du recours de la demanderesse, la cour d'appel confirma que seuls les préjudices découlant de la publication de l'article litigieux devaient être réparés. Accueillant partiellement à cet égard la demande visant à une révision à la hausse des dommages-intérêts prévus par le tribunal de Lisbonne, elle fixa le montant de ceux-ci à 25 000 EUR.

16.  Les requérants se pourvurent en cassation devant la Cour suprême. Celle-ci, considérant que la cour d'appel avait correctement résolu toutes les questions litigieuses, rejeta le pourvoi par un arrêt du 28 juin 2007.

17.  Les requérants déposèrent encore un recours constitutionnel devant le Tribunal constitutionnel, estimant que l'interprétation donnée par les autres instances aux articles 70, 483 et 487 § 2 du code civil portait atteinte à leur droit à la liberté d'expression.

18.  Par une décision sommaire du 24 septembre 2007, le Tribunal constitutionnel déclara le recours constitutionnel irrecevable. Il considéra que celui-ci attaquait, pour l'essentiel, les décisions judiciaires prises en l'espèce. Soulignant ne pas pouvoir examiner l'éventuelle inconstitutionnalité d'une décision judiciaire, mais uniquement celle d'une disposition normative, il refusa d'examiner le recours des requérants.

C.  La procédure disciplinaire

19.  A une date non précisée, Mme F.G., se fondant sur le contenu de l'article litigieux et de l'interview donnée par le premier requérant, déposa une plainte contre les requérants auprès du conseil de l'ordre des avocats du barreau de Lisbonne, reprochant aux intéressés d'avoir manqué à leur obligation professionnelle de respect des magistrats.

20.  Par une décision du 2 février 2000, le conseil de l'ordre décida de ne pas poursuivre disciplinairement les requérants, considérant notamment que ceux-ci avaient agi dans l'exercice de leur droit à la liberté d'expression et en réponse à un autre article paru dans un autre quotidien. Il releva également que les intéressés n'avaient pas la qualité d'avocat dans la procédure pénale visée par l'article litigieux.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Le droit constitutionnel

21.  L'article 37 de la Constitution garantit la liberté d'expression et d'information. Son article 38 garantit en particulier la liberté de la presse. Le droit de tout citoyen à la protection de sa réputation est garanti par l'article 26.

22.  Aux termes de l'article 280 de la Constitution et de l'article 70 de la loi de procédure devant le Tribunal constitutionnel (la loi no 28/82 du 15 novembre 1982), il est possible d'introduire un recours constitutionnel devant le Tribunal constitutionnel contre les décisions des juridictions ordinaires qui appliquent une norme dont l'inconstitutionnalité aura été soulevée au cours de la procédure.

23.  Selon la jurisprudence constante et réitérée du Tribunal constitutionnel, seules des questions d'inconstitutionnalité « normative » peuvent être examinées dans le cadre d'un recours constitutionnel, le recours direct en protection d'un droit fondamental n'existant pas en droit constitutionnel portugais. Le Tribunal constitutionnel doit ainsi déclarer irrecevable tout recours dirigé contre la décision judiciaire elle-même (voir, par exemple, les arrêts nos 192/94 du 1er mars 1994, 178/95 du 5 avril 1995 et 18/96 du 16 janvier 1996).

B.  Le code civil

24.  Les dispositions pertinentes en l'espèce du code civil se lisent ainsi :

Article 70 (Protection générale de la personne)

« 1.  La loi protège les individus contre les atteintes ou les menaces d'atteintes illicites contre leur personnalité physique ou morale.

2.  Sans préjudice de la responsabilité civile à laquelle donnerait lieu l'atteinte, la personne visée peut demander des mesures, adéquates aux circonstances de l'affaire, dans le but d'éviter la mise à exécution d'une menace ou d'atténuer les conséquences d'une atteinte. »

Article 483 (Principe général)

« Quiconque, par un dol ou une faute simple, porte atteinte de manière illicite à un droit d'autrui ou à une quelconque disposition légale ayant pour but la protection des intérêts d'autrui doit indemniser la personne lésée pour les dommages résultant d'un tel acte.

(...) »

Article 484 (Atteinte à la réputation ou au bon nom)

« Quiconque énonce ou fait connaître un fait susceptible de porter atteinte à la réputation ou au bon nom d'une personne physique ou morale répondra des dommages causés. »

Article 487 (Faute)

« (...)

2.  La faute est appréciée, à défaut d'autre critère prévu par la loi, selon la diligence d'un bon père de famille, en fonction des circonstances de chaque espèce. »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 10 DE LA CONVENTION

25.  Les requérants allèguent que leur condamnation a porté atteinte à leur droit à la liberté d'expression prévu par l'article 10 de la Convention, ainsi libellé :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontière. (...)

2.  L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, (...) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...) ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire. »

26.  Le Gouvernement combat cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

27.  Le Gouvernement soulève d'emblée une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il souligne que le contrôle effectué par le Tribunal constitutionnel peut inclure celui de la manière dont une certaine norme a été appliquée dans chaque cas d'espèce. Il considère que, pour cela, il aurait cependant fallu que les requérants eussent soulevé devant les instances saisies une question concrète d'inconstitutionnalité, ce qu'ils auraient omis de faire, selon les termes de la décision sommaire du Tribunal constitutionnel du 24 septembre 2007. Les intéressés n'auraient ainsi pas donné aux juridictions internes – pour des raisons qui leur sont imputables – l'occasion de porter remède à leurs griefs, ceux-ci se heurtant dès lors à la condition de non-épuisement des voies de recours internes.

28.  Les requérants font valoir qu'ils ont toujours soutenu, tout au long de la procédure interne, que leur condamnation portait atteinte au droit à la liberté d'expression. Ils estiment avoir saisi toutes les voies de recours à leur disposition, sans que l'on puisse leur opposer la décision d'irrecevabilité prise par le Tribunal constitutionnel.

29.  La Cour rappelle que, selon l'article 35 § 1 de la Convention, elle ne peut être saisie qu'après l'épuisement des voies de recours internes. Tout requérant doit avoir donné aux juridictions internes l'occasion que cette disposition a pour finalité de ménager en principe aux Etats contractants : prévenir ou redresser les violations alléguées contre eux avant que ces allégations ne soient soumises aux organes de la Convention (voir, par exemple, Moreira Barbosa c. Portugal (déc.), no 65681/01, CEDH 2004-V, et Cardot c. France, 19 mars 1991, § 36, série A no 200). Cette règle se fonde sur l'hypothèse – objet de l'article 13 de la Convention, avec lequel elle présente d'étroites affinités – que l'ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée (voir, par exemple, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 74, CEDH 1999-V).

30.  La Cour rappelle en outre que l'article 35 de la Convention ne prescrit toutefois l'épuisement que des recours à la fois relatifs aux violations incriminées, disponibles et adéquats. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, non seulement en théorie mais aussi en pratique, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues (voir, parmi beaucoup d'autres, Vernillo c. France, 20 février 1991, § 27, série A no 198, et Dalia c. France, 19 février 1998, § 38, Recueil des arrêts et décisions 1998-I).

31.  Se penchant sur la présente espèce, la Cour constate d'abord qu'il n'est pas contesté que le recours constitutionnel au Portugal ne peut concerner qu'une disposition « normative » et non pas une décision judiciaire (Colaço Mestre et SIC – Sociedade Independente de Comunicação, S.A. c. Portugal (déc.), nos 11182/03 et 11319/03, 18 octobre 2005). Dans sa décision sommaire du 24 septembre 2007, le Tribunal constitutionnel a indiqué clairement que les requérants attaquaient, pour l'essentiel, les décisions judiciaires prises en l'espèce et qu'il n'était pas compétent pour examiner les doléances portant sur de telles décisions.

32.  La Cour en conclut que le recours constitutionnel introduit par les requérants n'était donc pas de nature à porter remède au grief qu'ils ont porté devant elle. L'exception soulevée par le Gouvernement doit donc être rejetée.

33.  La Cour observe à cet égard que la décision interne définitive en l'espèce est celle qui a été rendue le 28 juin 2007 par la Cour suprême. La requête a donc été introduite dans le délai de six mois prévu à l'article 35 § 1 de la Convention.

34.  La Cour constate enfin que ce grief n'est pas manifestement mal fondé au sens de l'article 35 § 3 de la Convention et qu'il ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Thèses des parties

35.  Les requérants indiquent qu'ils se sont limités à exercer leur droit à la liberté d'expression. Ils soulignent que ce n'est que lorsqu'ils ont été directement mis en cause par le beau-frère de Mme F.G. qu'ils ont décidé de répondre, exprimant à cette occasion des considérations générales sur le système judiciaire portugais. Dans l'article litigieux, ils allèguent avoir critiqué les options de la loi applicable à la procédure visant Mme F.G., loi qui aurait imposé la séparation des procédures lorsque l'un des coaccusés était un magistrat. Une telle situation pouvait, selon eux, avoir pour conséquence des décisions dissemblables à l'égard d'infractions comparables.

36.  Les requérants considèrent ainsi avoir été punis alors qu'ils se seraient bornés à exprimer une opinion ne dépassant pas les limites de la critique admissible. A leurs yeux, la question en discussion relevait de l'intérêt général et visait à contribuer à un débat légitime et éclairé sur le fonctionnement du système judiciaire.

37.  Le Gouvernement soutient d'emblée que la sanction civile dont les requérants ont fait l'objet ne peut passer pour une « ingérence », au sens de l'article 10 de la Convention. Il se réfère aux conclusions des juridictions internes – dont il rappelle qu'elles sont mieux placées que la Cour pour apprécier les faits de la cause –, selon lesquelles les requérants n'avaient, dans leur article, fait que défendre leur intérêt personnel, sans discuter à aucun moment une question relevant de l'intérêt général.

38.  Cependant, à supposer même qu'il y ait eu ingérence, le Gouvernement prétend que celle-ci était prévue par la loi – les articles 70, 484 et 487 § 2 du code civil – et nécessaire dans une société démocratique, au sens du paragraphe 2 de l'article 10, à la protection des droits d'autrui.

39.  Il ajoute que les affirmations des requérants ont été considérées par la cour d'appel de Lisbonne comme « déplacées » et contraires à la « vérité juridique ». Pour le Gouvernement, de telles affirmations portaient par là-même atteinte à la réputation de Mme F.G. et se heurtaient dès lors aux dispositions pertinentes de la loi civile. Le Gouvernement note à cet égard que le droit d'autrui au bon nom étant également protégé par la Constitution et par la Convention, la sanction appliquée aux requérants ne se révélerait pas une mesure disproportionnée.

2.  Appréciation de la Cour

a)  Sur l'existence d'une ingérence

40.  La Cour constate que les requérants ont fait l'objet d'une condamnation civile en raison de la publication d'un article par le biais duquel ils souhaitaient communiquer des opinions et des informations. Elle considère qu'une telle condamnation constitue bien, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, une ingérence dans le droit à la liberté d'expression des requérants prévue à l'article 10 de la Convention.

b)  Sur la justification de l'ingérence

41.  La Cour réaffirme que pareille immixtion enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l'article 10. Il y a donc lieu de déterminer si l'ingérence en cause était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs des buts légitimes au regard dudit paragraphe et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ces buts.

42.  La Cour note d'abord que l'ingérence en question était prévue par la loi – en l'espèce les dispositions pertinentes du code civil – et qu'elle visait au moins l'un des buts légitimes prévus à l'article 10 § 2 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d'autrui. Elle admet par ailleurs que l'ingérence litigieuse visait également à garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire.

43.  Reste à savoir si la condamnation était « nécessaire dans une société démocratique ».

44.  A cet égard, la Cour rappelle avoir pour tâche, lorsqu'elle exerce ce contrôle, non pas de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l'angle de l'article 10 les décisions que celles-ci ont rendues en vertu de leur pouvoir d'appréciation. Pour cela, elle doit considérer l'« ingérence » litigieuse à la lumière de l'ensemble de l'affaire pour déterminer si elle était « fondée sur un besoin social impérieux » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (Laranjeira Marques da Silva c. Portugal, no 16983/06, § 49, 19 janvier 2010).

45.  A cette fin, la Cour observe d'abord les statuts respectifs des deux parties au litige interne : les requérants, tous deux avocats, et la personne dont la réputation aurait été atteinte, Mme F.G., une juge.

46.  Dans ce contexte, il convient de rappeler que la liberté d'expression vaut aussi pour les avocats, qui ont le droit de se prononcer publiquement sur le fonctionnement de la justice, mais dont la critique ne saurait franchir certaines limites. Par ailleurs, la Cour rappelle également que l'article 10 protège non seulement la substance des idées et informations exprimées, mais aussi leur mode d'expression. A cet égard, il convient de tenir compte de l'équilibre à ménager entre les divers intérêts en jeu, parmi lesquels figurent le droit du public à être informé sur les questions qui touchent au fonctionnement du pouvoir judiciaire, les impératifs d'une bonne administration de la justice et la dignité de la profession d'avocat (Amihalachioaie c. Moldova, no 60115/00, § 28, CEDH 2004-III). La Cour réaffirme que le statut spécifique des avocats leur fait occuper une position centrale dans l'administration de la justice, comme intermédiaires entre les justiciables et les tribunaux, ce qui explique les normes de conduite imposées en général aux membres du barreau (Casado Coca c. Espagne, 24 février 1994, § 54, série A no 285-A). Quant aux magistrats, s'ils ont bien sûr le droit de saisir les tribunaux afin de défendre leur réputation (voir, mutatis mutandis, Cordova c. Italie (no 1), no 40877/98, § 64, CEDH 2003-I), ils doivent néanmoins faire preuve de la plus grande discrétion. Ainsi le veulent les impératifs supérieurs de la justice et la grandeur de la fonction judiciaire (voir, mutatis mutandis, Buscemi c. Italie, no 29569/95, § 67, CEDH 1999-VI, et Poyraz c. Turquie, no 15966/06, § 69, 7 décembre 2010).

47.  En l'espèce, la Cour n'est pas convaincue par l'argument du Gouvernement selon lequel les requérants n'auraient fait que défendre leur intérêt personnel. S'il est vrai que les intéressés réagissaient à un article – lui aussi virulent et pour le moins polémique – précédemment publié dans la presse, il ressort du texte litigieux que les requérants se prononçaient, sur un ton certes critique, sur une législation qui permettait le jugement séparé de coaccusés dans une affaire de corruption. L'article en question s'inscrivait donc dans le cadre d'un débat sur le fonctionnement de la justice, ce qui relève manifestement de l'intérêt général.

48.  La Cour constate que certaines des affirmations des requérants dénotaient effectivement un ton acerbe, voire sarcastique, à l'égard de la juge F.G. Elle estime qu'elles ne sauraient toutefois être qualifiées d'injurieuses et qu'elles relèvent plutôt de la critique admissible (Skałka c. Pologne, no 43425/98, § 34, 27 mai 2003).

49.  La Cour observe par ailleurs que, à la différence de la situation en cause dans l'affaire Schöpfer c. Suisse, dans laquelle elle avait estimé que la condamnation disciplinaire d'un avocat ne portait pas atteinte à l'article 10 (20 mai 1998, §§ 28-34, Recueil 1998-III), les doléances exprimées en l'espèce par les requérants ne concernaient pas une procédure pendante et qu'en outre les intéressés n'étaient pas parties à la procédure dans laquelle la juge F.G. était visée ; ils ne représentaient pas non plus une autre personne dans le cadre de cette dernière procédure : dans le cadre de celle-ci, les requérants ont en effet coopéré avec la police judiciaire au cours de l'enquête – conformément à la législation anti-corruption applicable à l'époque – et ont par la suite témoigné lors du procès de M. H.P. (paragraphes 6 et 7 ci-dessus). Il est donc difficile de considérer que l'article en question était susceptible de perturber le fonctionnement de la justice ou de porter sérieusement atteinte à l'impartialité ou à l'autorité du pouvoir judiciaire.

50.  La Cour a pris note de la position de la cour d'appel de Lisbonne, relevée par le Gouvernement, selon laquelle les affirmations des requérants étaient contraires à la « vérité juridique ». Il convient de rappeler à cet égard la jurisprudence bien établie de la Cour selon laquelle il y a lieu, pour apprécier l'existence d'un « besoin social impérieux » propre à justifier une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression, de distinguer avec soin entre faits et jugements de valeur. Si la matérialité des premiers peut se prouver, les seconds ne se prêtent pas à une démonstration de leur exactitude (Cumpănă et Mazăre c. Roumanie [GC], no 33348/96, § 98, CEDH 2004-XI).

51.  Même s'il peut se révéler difficile, comme en l'espèce, de distinguer entre faits et jugements de valeur, la Cour ne décèle cependant dans l'article litigieux aucune imputation d'un fait délictueux à Mme F.G. S'il est vrai que les requérants critiquaient fortement le non-lieu dont la juge avait bénéficié, ils le faisaient par rapport à une situation bien précise : le renvoi en jugement dont le coaccusé de Mme F.G. avait, lui, fait l'objet et la législation en question en vigueur à l'époque qui permettait de scinder des procédures. Prises, comme il se doit, dans leur contexte, les affirmations des requérants pouvaient difficilement passer pour trompeuses ou être considérées comme une attaque personnelle gratuite contre Mme F.G. (Ormanni c. Italie, no 30278/04, § 73, 17 juillet 2007). Il est en outre indéniable que les expressions utilisées présentaient par ailleurs un lien suffisamment étroit avec les faits de l'espèce (Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, § 86, CEDH 2001-VIII).

52.  La Cour juge ainsi que les motifs avancés par la cour d'appel de Lisbonne ne sauraient passer pour une justification suffisante et pertinente de l'ingérence dans le droit des requérants à la liberté d'expression.

53.  Elle rappelle enfin que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu'il s'agit de mesurer la proportionnalité d'une ingérence (voir, par exemple, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/95, § 64, deuxième alinéa, CEDH 1999-IV, et Chauvy et autres c. France, no 64915/01, § 78, CEDH 2004-VI).

54.  A cet égard, la Cour considère en l'espèce que le montant des dommages-intérêts auxquels les requérants ont été condamnés n'a pas ménagé le juste équilibre voulu. Elle réaffirme que, en vertu de la Convention, toute décision accordant des dommages-intérêts doit présenter un rapport raisonnable de proportionnalité avec l'atteinte causée à la réputation (Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni, 13 juillet 1995, § 49, série A no 316-B ; voir également Steel et Morris c. Royaume-Uni, no 68416/01, § 96, CEDH 2005-II). Ce raisonnement est applicable également à une condamnation au civil, même si, la Cour en convient, une sanction pénale revêt indéniablement un caractère plus grave. En l'espèce, la somme de 25 000 EUR à laquelle les requérants ont été condamnés était d'un montant assez élevé et de nature à dissuader les intéressés de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité (Público – Comunicação Social, S.A. et autres c. Portugal, no 39324/07, § 55, 7 décembre 2010).

55.  En conclusion, il y a eu violation de l'article 10 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

56.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

57.  Les requérants demandent au titre du préjudice matériel le remboursement des sommes qu'ils ont été obligés de débourser à la suite de leur condamnation. Le montant en cause, à savoir 34 218,03 euros (EUR), comprend les sommes versées pour les dommages-intérêts, pour les frais de justice attachés à la condamnation et pour les frais d'une garantie bancaire que les requérants ont été obligés de demander afin de pouvoir suspendre les effets de la condamnation en attendant l'issue de l'appel. Ils sollicitent par ailleurs 1 500 EUR chacun pour préjudice moral.

58.  Le Gouvernement est d'avis que seuls les dommages matériels dûment établis devraient être remboursés. Quant au préjudice moral, il estime que celui-ci sera suffisamment compensé par le constat de violation.

59.  La Cour constate que les sommes payées par les requérants du fait de la condamnation litigieuse sont le résultat direct de la violation de leur droit à la liberté d'expression. Il y a donc lieu de leur octroyer les montants demandés, excepté ceux pour lesquels ils n'ont pas été en mesure de fournir les justificatifs. La Cour octroie ainsi à ce titre conjointement aux intéressés la somme de 33 484,83 EUR.

60.  En ce qui concerne le dommage moral, la Cour alloue en entier les sommes demandées par les requérants.

B.  Frais et dépens

61.  Les requérants demandent 10 500 EUR pour les frais et dépens engagés devant la Cour.

62.  Le Gouvernement s'en remet à la sagesse de la Cour, tout en renvoyant à la jurisprudence de cette dernière dans des affaires similaires.

63.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l'espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime raisonnable la somme de 5 000 EUR pour la procédure devant la Cour et l'accorde aux requérants conjointement.

C.  Intérêts moratoires

64.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1.  Déclare le restant de la requête recevable ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 10 de la Convention ;

3.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention :

i.  33 484,83 EUR (trente-trois mille quatre cent quatre-vingt-quatre euros et quatre-vingt-trois cents), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, aux requérants conjointement pour dommage matériel,

ii.  1 500 EUR (mille cinq cents euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt, à chacun des requérants pour dommage moral,

iii.  5 000 EUR (cinq mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt par les requérants, conjointement aux requérants, pour frais et dépens ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 29 mars 2011, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Françoise Tulkens 
 Greffier Présidente


 

ARRÊT GOUVEIA GOMES FERNANDES ET FREITAS E COSTA c. PORTUGAL


 

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