QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE KOLU c. TURQUIE

(Requête no 35811/97)

ARRÊT

STRASBOURG

2 août 2005

DÉFINITIF

02/11/2005

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 
 

 

En l'affaire Kolu c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

Sir Nicolas Bratza, président
 MM. G. Bonello
  R. Türmen
  M. Pellonpää
  K. Traja
  L. Garlicki, 
  J. Borrego Borrego, juges
et de M. M. O'Boyle, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 5 juillet 2005

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 35811/97) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Mustafa Kolu (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 31 mars 1997 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me Y. Alataş, avocat à Ankara. Dans la présente affaire, le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3.  Le requérant alléguait en particulier avoir été jugé et condamné en violation de ses droits de la défense ainsi que des principes d'équité et de présomption d'innocence, consacrés par l'article 6 §§ 1, 2 et 3 de la Convention. Il invoquait également l'article 7, affirmant avoir été condamné à une peine plus lourde que celle prévue par la loi pour l'infraction qui lui était reprochée.

4.  La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5.  La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.

6.  Par une décision du 6 juillet 2004, la chambre a déclaré la requête partiellement recevable.

7.  Le requérant a déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire, mais non le Gouvernement (article 59 § 1 du règlement).

8.  Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9.  Le requérant, M. Mustafa Kolu, est né en 1971. A l'époque des faits, il était apprenti coiffeur et habitait à Adıyaman.

A.  La genèse de l'affaire

10.  Le 22 octobre 1994, deux institutrices colocatrices, Ş.U. (née en 1970) et Z.Y. (née en 1967) se rendirent au commissariat d'Adıyaman et déposèrent une plainte pour un vol commis dans leur appartement.

11.  Z.Y. déposa comme suit :

« (...) vers 2 h 30 du matin, j'ai été réveillée par la voix d'un homme me disant 'tais-toi, ne crie pas' et une main vint me serrer le cou. Il me colla une bande adhésive sur la bouche ; à ce moment, mon amie s'est réveillée ; il lui a également scotché la bouche et l'obligea à me ligoter les mains. Ensuite, il a voulu prendre les bracelets de mon amie. Celle-ci ayant refusé d'obtempérer, une dispute surgit entre eux. A ce moment, j'étais dans le lit. L'individu cherchait sans cesse à faire taire mon amie et à savoir si on avait de l'or. Mon amie le suppliait en disant qu'on n'avait pas d'or et le priait de ne pas prendre ses bracelets, souvenirs de son père. L'individu demanda alors où on avait mis notre argent ; mon amie lui indiqua où il était. Je n'ai pas bien vu le visage de l'agresseur, du fait de l'obscurité, aussi parce que les choses se passaient en dehors de mon champ de vision. Par la suite, l'individu a inspecté mes poignets et mon cou pour voir si je portais de l'or. Ayant compris que je n'en portais pas, il a demandé les clés de l'appartement. Mon amie a dit qu'elles étaient sur la table. Il a alors ouvert la porte et partit (...) ».

Sur ce, Ş.U. aurait « ouvert la fenêtre » et appelé au secours. Ainsi, les policiers arrivèrent pour les libérer.

12.  De son côté, Ş.U. déclara :

« (...) j'ai été réveillée vers 2 h 30 par des bruits. J'ai vu un inconnu sur mon amie, lui mettre un couteau sous la gorge ; j'ai commencé à hurler de peur ; il m'a demandé de me taire, de ne pas crier ; il a sorti alors un ruban adhésif qu'il a collé d'abord sur la bouche de mon amie puis sur la mienne. Ensuite, il a sorti de sa poche une corde avec laquelle il m'a fait ligoter mon amie puis il m'a attaché les mains avec un tissu noir. Il a demandé si on avait de l'or dans la maison. J'ai dit qu'il n'y en avait pas, mais il a vu mes bracelets. Alors j'ai commencé à pleurer et je l'ai supplié en disant qu'il s'agissait des souvenirs de mon père. Sur ce, il a dit qu'il me les laisserait et a commencé à regarder l'appartement ; ensuite, il nous a demandé où se trouvaient nos sacs. A ce moment là, mon amie était comme évanouie. Il a pointé son arme sur moi et je lui ai dit que nos sacs se trouvaient sur la table dans la chambre d'à côté. En fait, j'ai pu parler, car il m'avait ôté la bande. Après, il a ramené nos sacs de l'autre chambre et a (...) pris l'argent qu'il y avait dans nos portefeuilles. Ceux-ci sont restés sur la table (...). Par la suite, il m'a demandé les clés de l'appartement. Je lui ai dit qu'elles étaient sur la table. Il a pris les clés et, après nous avoir menacé de revenir si on alertait la police, il est sorti par la porte puis est monté sur le toit de notre immeuble (...). L'individu qui a pénétré chez nous était âgée de 20-25 ans, maigre, de petite taille et légèrement barbu ; il avait l'accent d'Adıyaman ; il avait un jean noir et une veste foncée à carreaux (...) Quand il est parti, j'ai ouvert la fenêtre et appelé au secours ; j'ai vu une voiture de police s'arrêter ; je leur ai ouvert la porte en poussant le bouton de la sonnette ».

13.  Le même jour, Ş.U. déposa une seconde fois et porta les précisions suivantes :

« Je porte plainte contre l'individu qui a pénétré chez nous, un collant noir sur le visage et muni d'un grand pistolet, et qui, après nous avoir immobilisées, s'est enfui avec les 3 000 000 anciennes livres turques (« TRL ») m'appartenant (...) et les 750 000 TRL de mon amie Z.Y. ; je pourrais le reconnaître si je le voyais maintenant (...). L'arme qu'il avait était une vraie arme, je parle d'un pistolet (...). »

A cette occasion, Ş.U. fut confrontée à deux suspects, Ş.T. et Y.Ç., qu'elle ne mit pas en cause.

B.  L'arrestation et la garde à vue du requérant

14.  Le 27 février 1995, vers 23 h 30, des policiers en patrouille dans le quartier de Eskisaray dans le cadre « de leurs missions concernant les actes de cambriolages susceptibles d'être perpétrés dans la circonscription » d'Adıyaman, aperçurent trois individus, dont le requérant. D'après le procès verbal d'arrestation et de fouille corporelle, établi vingt minutes plus tard, aucun objet douteux ne fut retrouvé sur le requérant qui, interrogé sur le champ, fit des « aveux sincères » et admit « être venu, accompagné de ses complices, dans le but de cambrioler l'appartement du plaignant nommé A. Takır. » Le procès verbal est pourtant muet quant aux complices en question.

Ainsi le requérant fut arrêté et conduit à la direction de la sûreté d'Adıyaman (« la direction »), où il fut placé en garde à vue.

15.  La version du requérant quant à son arrestation et les événements qui s'ensuivirent se présente comme suit :

« (...) [La nuit], soudain des policiers en civil de la direction sont apparus sur mon chemin. Ils m'ont fit entrer dans une voiture en me rouant de coups. Avant que je puisse comprendre ce qui se passait, ils mirent aussi mes camarades dans un autre véhicule. On a été conduit au bureau des investigations de la direction. D'abord, ils se sont montrés calmes et courtois. (...) Vers 3 heures du matin, j'ai été amené au bureau du commissaire Selim, qui était accompagné de trois policiers en civil que je ne connaissais pas. A peine entré, j'ai été frappé d'abord par le commissaire Selim puis par les trois policiers. Je ne comprenais rien. Le commissaire Selim m'a demandé de m'asseoir, ce que j'ai fait. Il m'a dit 'on sait tout et on veut maintenant entendre de toi ce qu'on sait déjà'. J'ai répondu que je ne savais rien. Le commissaire Selim s'est énervé. Il a sauté de son fauteuil et commencé à me frapper partout avec son talkie-walkie. L'une de mes dents (...) a été cassée. Je n'avais plus la force de résister (...) et ils ont commencé à dire que j'avais cambriolé tel ou tel lieu, que j'avais volé telle ou telle chose. Ainsi ils m'ont sorti 32 dossiers d'infraction dont les auteurs n'avaient pas été trouvés. Vers 5 h 30, ils m'ont conduit au commissariat de Eskisaray où j'ai été placé dans une cellule, après un bref tabassage.

Le 27 février 1995, vers 9 heures, je suis retourné à la direction. Je devais indiquer à la police les lieux des 32 crimes que j'étais censé avoir commis. (...) Ont a pris la route à bord de la voiture de service no 2. J'ai ainsi indiqué six ou sept lieux, mais chaque fois les occupants ont déclaré n'avoir subi aucune infraction. Les policiers étaient fous de rage. Ils m'ont ramené à la direction. Le commissaire m'a dit : 'Écoute Mustafa, ces infractions t'appartiennent. Je sais que tu ne les as pas commises, mais je te laisserai un dossier d'enquête tel que, toute ta vie, tu resteras en prison'. Ensuite, ils m'ont bandé les yeux et m'ont amené au sous-sol. On m'a dénudé et laissé trois heures sous une douche froide. Après, (...) ils m'ont infligé la suspension palestinienne. (...) Alors que j'étais suspendu, ils m'ont administré, pendant environ une heure, des électrochocs à l'aide de câbles attachés à mon pénis et à mon orteil droit. Après cinq heures de tortures, deux policiers me firent remonter à l'étage du dessus et me jetèrent dans une cellule à coups de pieds. (...) Dans son bureau, le commissaire m'a dit 'signe-moi ce papier blanc'. J'ai [refusé] et le commissaire m'a alors dit 'Je pense que ce qui t'es arrivé n'a pas été suffisant. Si tu veux on te ramène en bas. On a d'autres méthodes et on pourrait les essayer si tu désires. Après quoi tu accepteras peut-être de signer'. (...) Sur ce, j'ai signé des feuilles vierges (...). »

16.  Le 28 février 1995, vers 10 h 30, les policiers accompagnèrent le requérant chez lui aux fins d'une perquisition. Le procès-verbal dressé en conséquence fit état de ce qui suit :

« (...) A l'issue de l'interrogatoire, Mustafa Kolu a avoué qu'il était impliqué dans divers actes de cambriolages perpétrés par le passé dans notre département, qu'il a volé, quatre mois auparavant, deux institutrices (...) en pénétrant la nuit dans leur appartement de la rue Gölbaşı, et a déclaré que le collant qu'il avait utilisé pour masquer son visage lors de cet acte et le couteau se trouvaient chez lui. Après avoir accompagné l'intéressé chez lui, nous avons perquisitionné son domicile et trouvé un collant noir élastique et un couteau constitué d'un manche noir de 11 cm, d'une lame de 8.5 cm (...) et disposant d'un système de cran d'arrêt (...). »

17.  Quant à cet épisode, le requérant dément la version officielle :

« Le 28 février 1995, vers 9 heures du matin, (...) on m'a accompagné chez moi pour chercher les armes du crime. Aucun objet délictueux n'y a été retrouvé. Alors qu'on sortait, l'un des policiers a vu les collants de ma mère sur le fil à linge et a dit 'voilà l'une des armes du crime'. Il a pris l'un des collants. On est retourné à la direction où on m'a demandé qui était mon meilleur ami. Alors, j'ai donné le nom de Z.P. avec lequel j'avais grandi ensemble. Les policiers m'ont accompagné jusqu'à son lieu de travail. Là, ils ont fait entrer mon ami dans la voiture et lui ont dit : 'Tu vas nous donner un couteau'. Mon ami a répliqué : 'Je n'ai rien à voir avec des couteaux, comment voulez-vous que je vous en trouve un'. Cependant, après avoir reçu un ou deux coups de talkie-walkie, il a dû dire qu'il y avait un couteau chez lui. Ainsi on est allé chez mon ami, où il a donné aux policiers un canif. Une fois retourné à la direction, ils m'ont demandé : 'Où est le pistolet ?' J'ai dis : 'Il n'y aucun pistolet'. Le commissaire a dit aux policiers : 'On peut faire sans le pistolet' (...) ».

18.  A une heure inconnue, semble-t-il, après la perquisition litigieuse, le commissaire Selim A., assisté d'un dactylo, rédigea la déposition écrite du requérant, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« L'interrogé a été informé de l'accusation portée, en vertu de l'article 135 de la loi no 1412 (...). Lorsqu'on lui a demandé s'il réclamait ou non un avocat, il a déclaré qu'il n'en voulait pas et qu'il présenterait sa défense lui-même.

QUESTION : Le 27 février 1995, vous avez été appréhendé alors que vous tentiez un cambriolage et, lors de votre interrogatoire, vous avez avoué être l'auteur du vol commis sur Ş.U. et Z.Y., résidant au numéro 31, rue de Gölbaşı (...) et travaillant comme institutrices à l'école privée de Ketencioğlu. Veuillez déposer à ce sujet.

REPONSE : (...) je connais de vue les institutrices plaignantes depuis un an, mais je ne connais pas leurs noms (...). Environ un mois avant l'acte, je me suis décidé de dérober l'argent de ces dames et j'ai commencé à inspecter les voies d'accès à leur appartement (...). Le jour où j'ai décidé de les cambrioler, vers 1 h 30, je suis sorti de chez moi après avoir pris une corde à linge de 1-1,5 mètres, l'un des collants de ma mère qu'elle n'utilisait plus et ce couteau à cran d'arrêt et à manche noir que je remets maintenant à vous les agents ; comme je n'ai pu trouver de ruban adhésif pour leur scotcher la bouche, je suis sorti sur la rue Gölbaşı pour en chercher. Je crois que, ce jour là, la pharmacie de Tandoğan était de garde ; j'y suis allé pour demander du sparadrap ; ils m'ont demandé 150 000 TRL que je n'avais pas. Je suis alors sorti (...) ; arrivé devant le magasin de Benetton, en face de l'appartement des plaignantes, j'ai vu du ruban adhésif collé sur la vitrine (...) ; j'en ai pris deux morceaux que j'ai collés sur ma main. Par la suite, comme je l'avais planifié, je suis monté sur le toit du dépôt de la mercerie Gülşen (...) et de là, je suis entré par l'étage au dessus de leur l'appartement ; (...) il y avait un local d'aération (...) ; j'ai passé mon bras entre les lattes en bois et j'ai entreouvert la fenêtre des toilettes (...) ; je suis ressorti et passé sur le toit (...), j'ai alors poussé la fenêtre. Dans les toilettes, j'ai passé le collant noir sur la tête, j'ai pris la corde accrochée à ma taille dans une main et le couteau dans l'autre. Je suis sorti des toilettes. (...) Les femmes dormaient (...) ; je me suis approché de celle dont les pieds regardaient vers l'est. J'ai pris le ruban adhésif sur ma main et je le lui ai collé sur la bouche ; elle s'est réveillée et s'est évanouie à ma vue ; à ce moment là, l'autre femme, plus grande, s'est réveillée et, prise de panique, a commencé à crier. Alors je lui ai dit de se taire en sortant mon couteau que j'ai pointé vers elle. (...) J'ai donné la corde à celle qui était éveillée pour qu'elle ligote les mains de celle qui s'était évanouie. Après, elle s'est assise sur le divan et m'a demandé un verre d'eau. J'ai pris l'eau d'une carafe qui se trouvait sur la table (...) ; elle a bu l'eau. Ensuite, je lui ai demandé de me donner ses bracelets ; elle m'a dit, en pleurant, 'non, ce sont les souvenirs de mon père'. J'ai dis alors, 'donne- m'en un au moins'. Elle a répondu 'ne me demande pas les bracelets, j'ai de l'argent dans mon portefeuille, prend le si tu veux'. L'un des sacs était sur la table ; je l'ai ouvert et j'ai pris 3 000 000 TRL ; l'autre sac était dans la chambre à côté sur le divan ; j'ai pris les 750 000 TRL qui s'y trouvaient. Je suis retourné près de la dame et je lui ai demandé de tendre les bras ; j'ai lié ses mains avec la deuxième corde et scotché sa bouche avec le reste du ruban adhésif. Par la suite, je lui ai demandé les clés de l'appartement ; elle m'a dit qu'elles étaient sur la table ; j'ai pris les clés. Elle m'a dit alors que la porte n'était pas verrouillée et que l'on pouvait l'ouvrir en tournant la poignée. J'ai ainsi ouvert la porte et je suis sorti (...).

QUESTION : La plaignante Z.Ü. affirme avoir vu comment elle et son amie avaient été ligotées et que tu aurais demandé à son amie de l'or et de l'argent. Or vous prétendez que cette dame se trouvait évanouie. Lorsque vous conversiez avec Ş.U., Z.Ü. était-elle évanouie ?

REPONSE : Lorsque je suis entré dans la pièce, la personne que vous venez de dénommer Z., était en train de dormir. Je lui ai mis le couteau sous la gorge et elle s'est évanouie pendant je lui appliquais du ruban adhésif sur la bouche. Je ne sais pas si elle a repris conscience plus tard (...).

QUESTION : D'après la plaignante Ş.U., vous auriez utilisé un couteau ainsi qu'un pistolet. Vous nous avez remis le couteau en question. Mais est-ce que vous aviez aussi un pistolet ; si oui, où se trouve-t-il ?

REPONSE : Lors du cambriolage, je n'ai absolument pas utilisé de pistolet (...). J'avais en main une corde noire, peut-être qu'elle l'a prise pour un pistolet.

QUESTION : Quand avez-vous ligoté les mains de Ş.U. et collé une bande sur sa bouche ?

REPONSE : (...) j'ai attaché les mains de Ş.U. juste après lui avoir fait ligoter celles de Z.Ü. ; peu après, Ş.U. a défait la corde et m'a demandé de l'eau. (...) après avoir bu l'eau, j'ai de nouveau attaché ses mains avec la corde à linge ; comme le ruban adhésif ne tenait plus sur sa bouche, j'ai dû la bâillonner avec un tissu noir que j'avais sur moi. (...) ».

19.  Toujours le 28 février 1995, vers 15 h 15, le requérant subit, semble-t-il, un second interrogatoire, dirigé par le commissaire Selim A. D'après le compte-rendu y afférent, on aurait encore demandé au requérant s'il voulait bénéficier de l'assistance d'un avocat, ce qu'il aurait, une fois de plus, refusé. La question adressée lors de cet interrogatoire est ainsi libellée :

« Le 27 février 1995, vers 23 h 30, tu as été arrêté avec tes complices, alors que vous vous apprêtiez à cambrioler l'appartement du plaignant A.Takır. Qu'avez-vous à dire à ce sujet ? »

Le requérant nia l'accusation de tentative de vol. Il affirma que la nuit en question il se trouvait dans un café accompagné de « ses complices (sic), E.K. et B.T. ». Par la suite, B.T. ayant voulu chercher de l'argent chez sa sœur, les protagonistes s'étaient rendus dans le quartier où habitait A. Takır et avaient été arrêtés alors qu'ils attendaient B.T.

20.  Le 1er mars 1995, la direction adressa une lettre au procureur de la République près la cour d'assises d'Adıyaman (« le procureur » – « la cour d'assises »), l'informant de l'arrestation du requérant ainsi que de ses aveux.

Le même jour, à la demande de la direction, un médecin du dispensaire du centre-ville d'Adıyaman établit un certificat médical sous le no 3248. D'après ce document, aucune trace de violence n'avait été décelée sur le corps de l'intéressé.

Selon toute vraisemblance, le requérant ne fut pas entendu par le procureur, qui a ordonné son renvoi immédiat devant le juge de paix « aux fins de son placement en détention provisoire ».

21.  Quant à cet épisode, le requérant relate ce qui suit :

« Mon dossier à la police était prêt, seul manquait le constat des lieux et on m'avait dit que celui-ci allait être dressé par le procureur. J'avais regagné de l'espoir. Je connaissais le lieu du crime, mais pas comment celui-ci avait été commis. On est arrivé au palais de justice. Le commissaire Selim est monté voir le procureur. A son retour, il a dit que le procureur était très occupé et qu'ils allaient procéder eux-mêmes (...). On m'a amené sur les lieux. Le commissaire racontait [comment les choses s'étaient passées] et un policier retranscrivait à la machine. Pendant ce temps, j'attendais dans un coin entre deux autres policiers. Plus tard, on est retourné au palais de justice. Le dossier était complété. Le commissaire alla de nouveau voir le procureur. Il est revenu, parce qu'il n'y avait pas de rapport médical dans le dossier. Il m'a laissé dans le palais de justice avec les deux policiers et est allé au dispensaire pour chercher un certificat médical. [A mon grand étonnement], il est revenu avec un rapport. (...). Il fallait que je comparaisse devant le procureur, pourtant on ne s'est jamais vus. »

22.  Toujours le 1er mars 1995, le requérant fut traduit devant la juge de paix d'Adıyaman. D'après le procès verbal d'audition, il réitéra ses aveux.

Or, d'après le requérant, les événements se déroulèrent autrement :

« On m'a conduit devant le tribunal de paix, accompagné de huit policiers. Ils sont entrés avec moi dans le hall de la salle d'audience. La juge S.K. est arrivée pour m'auditionner et a d'abord posé des questions sur mon identité. J'y ai répondu. La juge m'a demandé de raconter les faits. A ce moment, les huit policiers présents ont commencé à m'insulter et à me menacer. Ils disaient qu'ils me ramèneraient à la direction pour me torturer si je n'acceptais pas les accusations. Alors j'ai dis à la juge que je n'allais pas déposer tant que les policiers étaient présents. Sans doute très fâchée, la juge a jeté sa robe de magistrat et a dit 'je n'ai pas de temps à perdre avec toi, j'ai un dîner de Ramadan à l'Hôtel de police. Rédigez-moi son ordonnance de détention et préparez-moi une déposition calquée sur ses déclarations initiales !'. Pendant que le greffier préparait l'ordonnance, les policiers tapaient, dehors, ma déposition avec une autre machine à écrire (...) ».

La juge de paix ordonna la mise en détention provisoire du requérant, compte tenu « de la nature du crime qui lui était reproché et l'état des preuves réunies ».

C.  La mise en accusation et le jugement du requérant

23.  Le 6 mars 1995, le procureur mit le requérant en accusation devant la cour d'assises d'Adıyaman pour violation du domicile et vol qualifié, respectivement réprimés par les articles 193 § 2 et 497 § 2 du code pénal.

24.  Devant la cour d'assises, les débats furent ouverts le 8 mars 1995. Les juges du fond commandèrent des photographies de face et de profil du requérant, ordonnèrent l'envoi du couteau saisi et demandèrent aux juridictions répressives d'Istanbul et d'Ankara, où Ş.U. et Z.Y. avaient déménagé entre-temps, d'inviter ces dernières à déposer ainsi qu'à participer à une identification d'après lesdites photographies.

25.  Le requérant, assisté d'un avocat, comparut à l'audience suivante du 6 avril 1995. Il nia catégoriquement les accusations, affirmant avoir été arrêté, sans aucune raison, alors qu'il était avec des amis. Un juge lui montra alors le couteau. Le requérant rappela qu'aucune arme blanche n'avait été retrouvée sur lui lors de l'arrestation et qu'il n'avait rien à voir avec le couteau en question.

Puis les juges attirèrent l'attention du requérant sur le fait qu'il était en train de contredire ses déclarations faites devant la police et la juge de paix. Le requérant déclara alors avoir été forcé par les policiers « à fumer une cigarette qui lui aurait fait perdre conscience » avant de signer des documents dont il ignorait le contenu. Il ajouta qu'avant son audition par la juge d'instruction, les policiers l'avaient menacé de lui infliger « des sévices encore plus graves », s'il tentait de modifier sa déposition.

Aussi le requérant contesta-t-il l'ensemble des déclarations produites à sa charge, selon lui montées de toute pièces, ainsi que le rapport médical le concernant. A cet égard, il allégua avoir été « battu » à la direction et soutint qu'en dépit de cela, le médecin du dispensaire avait établi un rapport sans même l'avoir examiné.

De son côté, l'avocat du requérant mit en exergue nombre de contradictions et d'improbabilités flagrantes qui ressortaient des allégations des plaignantes au sujet notamment du couteau, arme présumée du délit, du collant et du ruban adhésif. Il demanda qu'il soit procédé à une reconstitution des faits en présence des plaignantes et cita comme témoin Z.P., l'ami du requérant et véritable propriétaire du couteau litigieux.

26.  Les juges du fond réservèrent leur décision sur la reconstitution des faits en attendant l'audition de Ş.U. et Z.Y. par commission rogatoire. Ils ne prirent aucune position face aux allégations de mauvais traitements du requérant.

27.  A l'audience suivante du 4 mai 1995, les juges entendirent d'abord Z.P. au sujet du couteau litigieux. Il s'exprima ainsi :

« (...) je connais le prévenu Mustafa car nous habitons le même quartier ; je n'ai aucune relation amicale proche avec lui (...). A la suite de sa mise en garde à vue, (...) les policiers vinrent dans le magasin où je travaille, accompagnés de Mustafa. Il paraît que, lors de son interrogatoire à la direction, il aurait affirmé m'avoir confié le couteau qu'il aurait utilisé pour commettre l'infraction. (...) J'ai expliqué aux policiers que le prévenu ne m'avait jamais donné de couteau (...), mais ils ont tellement insisté que j'ai sorti un canif appartenant à mon père et je le leur ai donné. En vérité, Mustafa ne m'a jamais confié aucun couteau (...) »

28.  Ensuite, Z.A.B., le maire du quartier où habitait le requérant, fut entendu. Il était l'un des signataires du procès-verbal relatif à la perquisition effectuée chez l'intéressé. Z.A.B. déclara :

« (...) Je ne connais pas le prévenu. Le 1er mars 1995, date à laquelle le procès-verbal d'état des lieux et de perquisition a été dressé, les policiers m'ont demandé de venir assister à la perquisition. Lorsque je me suis rendu à l'adresse indiquée, le prévenu avait déjà commencé à raconter comment il avait pénétré dans la chambre [des deux dames] ; l'adresse était déjà identifiée et les policiers étaient déjà dans l'appartement. A la demande de ceux-ci, le prévenu Mustafa a commencé à me répéter comment il était entré dans la chambre. Je n'étais pas présent lors des mesures relatées au début du procès-verbal. Au moment où il déposait, Mustafa avait l'air épuisé, cependant je n'ai pas vu les policiers le maltraiter pendant la perquisition. Par la suite, j'ai signé le procès-verbal ainsi établi. »

29.  Les juges entendirent en outre le commissaire Selim A. et deux autres policiers, signataires du procès-verbal susmentionné. Le commissaire déclara que le requérant avait été « appréhendé en flagrant délit suite à une dénonciation de cambriolage », qu'il avait ensuite avoué être l'auteur d'un acte de rapine commis il y a quelques mois, et que le couteau et le collant utilisés lors de ce crime avaient été retrouvés chez lui.

Les deus autres policiers ignoraient, semble-t-il, comment et où avait été retrouvé le couteau litigieux. Ils soutinrent que le requérant était passé aux aveux de son plein gré et que, sur le lieu du crime, il avait lui-même raconté en détail comment il avait procédé.

30.  Sur ce, les juges voulurent entendre derechef Z.P., compte tenu de la divergence observée entre sa version et celle des policiers en ce qui concerne le couteau. Z.P. confirma sa version des faits et les policiers maintinrent la leur.

31.  L'audience suivante et celle du 27 juillet 1995 furent réservées aux questions de procédure, telle que la lecture de l'expertise qui avait été commandée à l'Institut médicolégal aux fins de l'évaluation des conditions de vue, de lumière et de temps ayant régné la nuit du crime.

A l'audience du 24 août 1995, les juges décidèrent de soumettre, pour observation, l'expertise de l'Institut médicolégal à la direction nationale de la météorologie.

Lors de l'audience du 21 septembre 1995, les juges du fond décidèrent de procéder à une reconstitution des faits la nuit du 11 octobre 1995, moment propice pour ce faire, et ordonnèrent que le collant ayant servi de masque soit mis à disposition.

32.  A l'audience du 19 octobre 1995, les juges constatèrent que la reconstitution des faits n'avait pu être exécutée à la date convenue, pour une raison non précisée.

Le conseil du requérant demanda la libération provisoire de son client, au motif notamment que s'il a vraiment caché son visage avec un collant, nul ne saurait le reconnaître et qu'en l'absence d'une réelle confrontation, toute identification faite par les plaignantes d'après de simples photographies n'aurait aucune valeur probante.

Les juges rejetèrent la demande de libération provisoire et rétractèrent, sans motif apparent, leur décision antérieure de procéder à une reconstitution des faits.

33.  Il ressort du compte-rendu de l'audience du 14 décembre 1995, qu'au lieu d'une reconstitution des faits, les juges décidèrent d'organiser une visite des lieux du crime le 22 décembre 1995, à partir de 9 h 30, afin de vérifier, sur place, si la description donnée par le requérant de son plan de cambriolage correspondait bien à la réalité matérielle.

En dépit du souhait de la défense, les juges dispensèrent les plaignantes de participer à cette mesure d'instruction.

A ce stade, le témoignage de Ş.U. avait été versé au dossier, mais pas celui de Z.Y. Dans sa déposition obtenue à Istanbul, Ş.U. apportait notamment la précision suivante :

« (...) Züheyla s'est alors réveillée et je lui ai ligoté les mains. Prise de peur, je n'ai rien pu dire, tout comme mon amie ; lorsque j'ai voulu intervenir, l'individu a sorti son pistolet et a menacé de tirer si je ne fermais pas ma gueule (...). [Par la suite], les proches du prévenu m'ont montré des photographies de lui ; je l'ai identifié à partir de ces photographies (...). »

Lorsqu'on lui montra les photographies du requérant, Ş.U. déclara l'avoir reconnu « sans le moindre doute » et qu'il n'y avait « aucune chance qu'elle se trompe », parce qu'au moment de l'agression, leur chambre donnant sur la rue était suffisamment éclairée, et parce qu'elle avait vu le prévenu « de très près ». Questionnée au sujet des ecchymoses constatées sur ses poignets par un certificat médical, Ş.U. expliqua qu'elles résulteraient du « ligotage par la corde ».

34.  Dans un mémoire du 18 décembre 1995, le conseil du requérant formula ses objections quant à l'inadéquation du constat des lieux du 22 décembre 1995, limité à l'observation du bâtiment de l'extérieur. Soulignant avoir sans cesse sollicité une reconstitution des faits depuis l'ouverture des débats, l'avocat déplora le refus opposé à ce sujet par les juges qui avaient ainsi choisi de s'en tenir à l'identification prétendument opérée d'après des photographies ainsi que d'ajouter foi aux allégations de la plaignante Ş.U. qui aurait reconnu son agresseur malgré le collant noir devant, d'après ses propres dires, cacher son visage.

Selon l'avocat, seule une reconstitution des faits, dans les circonstances matérielles similaires à celles ayant existé au moment du crime, pouvait permettre d'élucider les choses.

35.  A l'audience du 28 décembre 1995, la cour d'assises reçut le témoignage écrit de Z.Y. ainsi que le rapport d'expertise établi à la suite de la visite des lieux effectuée le 22 décembre, pendant la matinée.

Dans ses dépositions recueillies à Ankara les 15 et 25 janvier 1996, Z.Y. confirmait n'avoir pas vu le visage du requérant dans l'obscurité, d'autant « qu'il avait sur la tête quelque chose comme un collant », mais qu'elle se rappelait toutefois de sa voix. Quant aux photographies, elle expliqua ne pas être en mesure de dire quoi que ce soit et que, par conséquent, elle ne pouvait mettre le requérant en cause.

D'après le rapport d'expertise, l'accès à l'appartement des plaignantes semblait possible par les deux fenêtres donnant sur les toilettes, qu'on pouvait atteindre en grimpant sur le toit d'en face ou en se servant de balustrades.

36.  Par un jugement du 21 mars 1996, la cour d'assises déclara le requérant coupable de vol qualifié et aggravé par séquestration. Elle le condamna à une peine d'emprisonnement de 16 ans et 8 mois pour chacun des actes qu'elle considéra comme étant commis séparément à l'encontre de chacune des deux plaignantes, soit à 33 ans et 4 mois au total.

37.  Avant de parvenir à cette conclusion, la cour d'assises releva notamment que le requérant avait, à différentes étapes de l'instruction, avoué son crime et que, du reste, il avait été identifié par l'une des plaignantes sur des photographies. Les juges du fond admirent ainsi comme preuve à charge la déposition initiale du requérant faite à la direction, compte tenu par ailleurs du fait que ses aveux relatifs à la planification de son acte et à son intrusion dans l'appartement se trouvaient corroborés par le constat des lieux du 22 décembre 1995. Les juges tinrent ainsi pour établi que, dés son intrusion dans l'appartement, l'intention du requérant était de voler puisqu'il avait immobilisé ses deux victimes à l'aide d'un couteau, deux bandes de ruban adhésif, deux « cordes épaisses » et un morceau de tissu noir.

Le jugement est muet quant à savoir comment et où ce couteau avait été retrouvé et ne contient aucune appréciation quant au témoignage de Z.P. sur la question ni sur les allégations des plaignantes quant au pistolet.

38.  Le 2 octobre 1996 le conseil du requérant se pourvut en cassation. Il fit valoir nombre de moyens tirés des carences dans l'administration et l'appréciation des preuves ainsi que de l'absence d'un conseil lors de la phase d'instruction. Il allégua que le requérant n'avait à aucun stade de son procès bénéficié de la présomption d'innocence et qu'il avait toujours été traité comme coupable. Critiquant l'absence d'une reconstitution des faits digne de ce nom, l'avocat affirma que, faute d'une enquête effective, la condamnation de son client n'a finalement été fondée que sur des déclarations contradictoires des plaignantes et sur une identification improbable d'un ravisseur masqué agissant en pleine nuit.

Il dénonça enfin la peine excessive infligée en l'espèce qui, en tout état de cause, ne pouvait que passer pour disproportionnée par rapport au montant dérisoire de l'argent prétendument dérobé.

39.  Le mémoire du conseil ne contient aucun argument spécifique tiré des mauvais traitements dont son client aurait fait l'objet lors de sa garde à vue.

40.  Le 2 octobre 1996, par un arrêt très succinct rendu à la suite d'une audience, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.

Le 31 octobre 1996, le conseil du requérant intenta un recours en rectification d'arrêt auprès du procureur général. Il soutint qu'il ne ressortait pas de l'arrêt de la haute juridiction que ses moyens de cassation aient été examinés ou que les contradictions dans les dépositions des plaignantes aient été prises en compte. Aussi critiqua-t-il, en particulier, l'absence des plaignantes lors de la visite des lieux du 22 décembre 1995.

Par une ordonnance du 27 novembre 1996, le procureur général écarta la demande.

41.  Par une lettre du 16 décembre 2002, le conseil du requérant informa la Cour que son client avait été libéré fin décembre 2000 bénéficiant d'un sursis à l'exécution de sa peine, en application de la loi d'amnistie no 4616 du 22 décembre 2000.

II.  LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

A.  Le droit pénal turc

42.  Il convient en l'espèce de citer l'article 135 du code de procédure pénale (« CPP ») :

« Lors de la réception de déclarations par les membres de la police ou le procureur de la République et de l'interrogatoire par le juge d'instruction, on doit se conformer aux exigences suivantes :

(...)

2. L'interrogé sera informé de l'accusation portée contre lui ;

3. Il sera donné avis de son droit de choisir un conseil et, s'il n'est pas en mesure de le faire, qu'il peut demander la désignation d'un conseil par le barreau, et que son conseil peut, s'il le désire, être présent lors de l'interrogatoire (...) à condition de ne pas retarder l'instruction ;

4. On lui expliquera qu'il a droit légalement de ne faire aucune déclaration sur l'infraction reprochée ;

(...) »

43.  Les autres dispositions pertinentes du code pénal turc se présentent comme suit :

Article 495

« Quiconque contraint le possesseur d'un bien mobilier ou un tiers présent dans le lieu du crime à livrer le bien en question ou à tolérer que l'on s'en empare, en usant contre ces derniers de violence et de force ou en les menaçant de créer pour eux-mêmes ou pour leurs biens un danger grave, sera puni de dix à vingt ans de réclusion criminelle (...) »

Article 497

« Lorsque les actes évoqués aux articles précédents sont commis la nuit ou à main armée, l'auteur est puni de quinze à vingt ans de réclusion.

Si ces actes sont commis par brigandage ou (...) par des individus déguisés, la peine est de vingt ans de réclusion minimum. »

Article 80

« Lorsqu'une intention de commettre une infraction entraîne plusieurs violations d'une même disposition de la loi, celles-ci sont considérées comme constitutives d'une seule infraction, même si elles sont réalisées à des moments différents. Cependant, la peine à infliger sera majorée d'un sixième à la moitié. »

B.  La valeur probante des éléments recueillis lors de l'instruction préliminaire

44.  Il ressort des principes jurisprudentiels du droit pénal turc que l'interrogatoire d'un suspect est un moyen de défense devant profiter à ce dernier, et non une mesure destinée à obtenir des preuves à charge. Si les déclarations qui en sont issues peuvent entrer en ligne de compte dans l'appréciation par le juge de la réalité factuelle concernant une affaire, elles doivent néanmoins être faites de plein gré, étant entendu que toute déclaration extorquée par le recours à des pressions ou à la force n'a aucune valeur probante. Aux termes de l'article 247 CPP, tel qu'interprété par la Cour de cassation, pour qu'un procès-verbal d'interrogatoire contenant des aveux faits à la police ou au parquet puisse constituer une preuve à charge, il est impératif que ceux-ci soient réitérés devant le juge. Sinon, la lecture lors de l'audience de pareils procès-verbaux à titre de preuve est prohibée, et, dès lors, on ne saurait y puiser un motif pour fonder une condamnation.

Cela dit, même un aveu réitéré à l'audience ne saurait passer, à lui seul, pour un élément de preuve déterminant : il faut qu'il soit étayé par des éléments de preuve complémentaires.

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

45.  Le requérant allègue une violation, à plusieurs égards, de son droit à un procès équitable et invoque les dispositions de l'article 6 §§ 1, 2 et 3 c), d) de la Convention, lesquelles se lisent ainsi :

« 1.  Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

2.  Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3.  Tout accusé a droit notamment à :

(...)

c)  se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;

d)  interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...). »

A.  Sur l'exception préliminaire du Gouvernement

46.  Le Gouvernement rappelle les dispositions de l'article 135 du code de procédure pénale turc (paragraphe 42 ci-dessus). Il soutient que, lors de son interrogatoire du 28 février 1995, tout comme devant la juge de paix qui l'a entendu le 1er mars 1995, le requérant a renoncé à ce droit et signé, sans réserve, la déposition qu'il conteste maintenant devant la Cour.

Le Gouvernement déduit que le grief tiré de l'article 6 § 3 c) de la Convention est tardif, faute d'avoir été formulé dans les six mois à compter du 28 février 1995.

47.  Dans sa décision sur la recevabilité du 6 juillet 2004, la Cour a joint cette exception au fond, au motif que l'argument avancé par le Gouvernement était étroitement lié à la substance des autres griefs énoncés par le requérant sur le terrain de l'article 6 de la Convention.

La Cour maintient cette position.

B.  Sur le bien-fondé

1.  Thèses des parties

48.  Le requérant reproche à la cour d'assises d'Adıyaman d'avoir agi, tout au long du procès, de façon partiale et au mépris du principe de la présomption d'innocence.

Affirmant que sa condamnation était exclusivement fondée sur des aveux qui lui avaient été extorqués sous la torture, le requérant se plaint de n'avoir pu bénéficier de l'assistance d'un avocat ni lors de ses interrogatoires ni lors de l'instruction préliminaire menée, du reste, à l'insu du procureur. A cet égard, il affirme que la lecture du compte-rendu de déposition du 28 février 1995 suffit à démontrer que ce document a été rédigé après les interrogatoires, et non pendant.

Il dénonce aussi une série d'atteintes à ses droits de la défense, soutenant avoir été condamné sans jamais avoir été confronté avec les plaignantes, sans avoir pu interroger celles-ci, et en l'absence d'une reconstitution des faits. A ce sujet, il met en exergue certaines autres défaillances mettant sérieusement en cause la diligence avec laquelle il a été jugé : en l'espèce, les juges du fond n'auraient donné aucun poids aux témoignages de Z.P. au sujet du couteau, arme présumée du délit, ni n'auraient cherché à vérifier comment un voleur censé être masqué pouvait être identifié d'après les photographies d'un sujet à visage découvert ou encore comment une victime bâillonnée pouvait converser avec son agresseur ou le supplier ;ils n'auraient pas non plus tenu compte des contradictions flagrantes existant entre les dires des plaignantes notamment quant à la question de savoir comment une chambre pouvait être à la fois très obscure pour l'une et si lumineuse pour l'autre.

49.  Le Gouvernement ne se prononce pas sur ces thèses.

2.  Appréciation de la Cour

a.  Considérations liminaires

50.  La Cour relève que les plaintes du requérant portent avant tout sur l'emploi, dans la procédure pénale dirigée contre lui, des aveux extorqués par la police en l'absence d'un avocat, et des témoignages, face auxquels ses droits de défense auraient été bafoués. Comme les exigences du paragraphe 3 de l'article 6 représentent des aspects particuliers du droit à un procès équitable garanti par le paragraphe 1, la Cour examinera les questions soulevées en l'espèce sous l'angle de ces deux textes combinés (voir, parmi beaucoup d'autres, Van Mechelen et autres c. Pays-Bas, arrêt du 23 avril 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-III, p. 711, § 49). Il convient d'aborder successivement la question du respect de l'article 6 lors des investigations préliminaires et ensuite au cours du procès pénal.

b.  Respect de l'article 6 lors des investigations préliminaires

51.  Dans certaines conditions, la notion d'équité consacrée par l'article 6 § 1 peut exiger, même s'il ne le mentionne pas expressément, que l'accusé bénéficie de l'assistance d'un avocat dès les premiers stades des interrogatoires de police (Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 131, CEDH 2005- ; Magee c. Royaume-Uni, no 28135/95, Recueil, 2000-VI, p. 197, § 41 ; John Murray c. Royaume-Uni, arrêt du 8 février 1996, Recueil, 1996-I, pp. 54-55, § 63, et Imbrioscia c. Suisse, arrêt du 24 novembre 1993, série A no 275, p. 13, § 36), de même que le droit de se taire et de ne pas contribuer à sa propre incrimination (Saunders c. Royaume-Uni, arrêt du 17 décembre 1996, Recueil, 1996-VI, p. 2064, § 68).

Il s'agit là des normes internationales généralement reconnues qui sont au cœur de la notion de procès équitable et dont la raison d'être tient notamment à la protection de l'accusé contre une coercition abusive de la part des autorités, ce qui évite les erreurs judiciaires et permet d'atteindre les buts de l'article 6.

52.  La Cour observe qu'en l'espèce, le procès-verbal de déposition, dactylographié semble-t-il pendant la matinée ou en début de l'après-midi du 28 février 1995, débute avec une question qui se réfère explicitement à un interrogatoire, assurément antérieur, lors duquel le requérant aurait avoué avoir volé les deux institutrices (paragraphe 18 ci-dessus).

D'après le même document, le requérant aurait également remis aux policiers qui l'interrogeaient l'arme du crime, à savoir un couteau à cran d'arrêt. Cela suppose, du moins, que cette déposition a été recueillie après la perquisition effectuée vers 10 h 30 chez le requérant, où ledit couteau est censé avoir été saisi (paragraphe 16 ci-dessus). Or le procès-verbal de perquisition se réfère, lui aussi, à des aveux plus anciens au sujet de « divers actes de cambriolages perpétrés par le passé » ainsi qu'à un acte de vol commis « quatre mois auparavant » chez les institutrices Ş.U. et Z.Y.

Il en découle que le premier procès-verbal de déposition tient compte des données d'un interrogatoire qui lui est antérieur. Ce constat vaut aussi pour ce qui est du second procès-verbal de déposition mis au net l'après-midi vers 15 h 15 (paragraphe 19 ci-dessus).

53.  Le requérant doit donc avoir été interrogé au moins à deux reprises, avant même de signer les dépositions litigieuses. Bien que les circonstances entourant ces interrogatoires antérieurs demeurent inconnues, il est pourtant clair que le requérant a fait plusieurs déclarations qui l'incriminaient lui-même et rien ne porte à croire qu'il ait agit ainsi en présence d'un conseil, ou après avoir été informé de son droit de se faire assister par un conseil.

Pareille situation empêche d'ajouter foi à la mention des procès-verbaux susvisés selon laquelle le requérant aurait renoncé à l'assistance d'un avocat, étant donnée que toute renonciation au bénéfice des garanties de l'article 6 doit se trouver établie de manière non équivoque, ce qui n'est pas le cas en l'espèce (voir, mutatis mutandis, Sadak et autres c. Turquie, nos 2990/96, 29901/96, 29902/96, 29903/96, § 67, CEDH 2001-VIII, et Colozza et Rubinat c. Italie, arrêt du 12 février 1985, série A no 89, p. 14, § 28).

54.  Quant à seconde question cruciale de savoir si le requérant a été amené à s'incriminer dans un environnement coercitif, la Cour entend avant tout préciser que sa décision sur l'irrecevabilité du grief que le requérant tirait de l'article 3 (Kolu c. Turquie (déc.), 35811/97, 6 juillet 2004) ne l'empêche guère de tenir compte des circonstances dénoncées à cet regard sous l'angle de l'article 6 (voir, mutatis mutandis, Ferrantelli et Santangelo c. Italie, arrêt du 7 août 1996, Recueil, 1996-III, pp. 949-950, §§ 44-50).

En l'espèce, si la cour d'assises d'Adıyaman a conclu que le requérant était passé aux aveux de son plein gré (paragraphes 25, 26 et 37 ci-dessus), de sérieux doutes persistent néanmoins sur l'attitude adoptée par les policiers au cours des interrogatoires, d'abord parce qu'il n'a pas été démontré qu'ils aient avisé l'intéressé de son droit de se taire, comme le voulait l'article 135 § 4 du CPP turc (paragraphes 18, 19 et 51 ci-dessus).

55.  Eu égard à la version de l'intéressé quant au déroulement des interrogatoires et des investigations (paragraphes 15, 17 et 21 ci-dessus), il s'agit bien là d'une omission troublante, lorsqu'on observe que, de surcroît, tout au long de sa garde à vue le requérant a été pratiquement mis au secret. Or des interrogatoires opérés dans de telles conditions, ne serait-ce que de par leur austérité, ne pouvaient qu'exercer une coercition psychologique tendant à briser le silence, que le requérant ne s'est sans doute jamais vu octroyer le droit de garder.

56.  Eu égard à la « diligence » que les autorités se devaient de déployer aux fins de l'article 6 (voir, Sadak et autres, précité, ibidem), celles-ci devaient donc prendre les mesures nécessaires pour que le requérant ne soit pas privé de l'assistance d'un avocat pendant les interrogatoires. Dans les circonstances de la présente affaire, pareille privation ne pouvait qu'exercer des effets néfastes sur les droits de la défense que l'article 6 reconnaît à l'intéressé, d'autant plus que les déclarations par lesquelles il s'est incriminé sont devenues ensuite des éléments clés de l'acte d'accusation ainsi que du réquisitoire.

57.  Reste encore l'appréciation de l'emploi qui a véritablement été fait desdites déclarations lors du procès, afin de déterminer dans quelle mesure celles-ci ont contribué à la condamnation du requérant et si l'atteinte précoce à ses droits de la défense a pu être réparée par la suite (Öcalan, précité, ibidem).

c.  Respect de l'article 6 au cours du procès pénal

58.  Le droit de ne pas contribuer à sa propre incrimination présuppose que, dans une affaire pénale, l'accusation cherche à fonder son argumentation sans recourir à des éléments de preuve obtenus par la contrainte ou les pressions, au mépris de la volonté de l'accusé. En ce sens, ce droit est étroitement lié au principe de la présomption d'innocence consacré à l'article 6 § 2 de la Convention (Saunders, précité, ibidem).

59.  Aussi la Cour rappelle-t-elle que les éléments de preuve doivent en principe être produits devant l'accusé en audience publique, en vue d'un débat contradictoire. Si ce principe ne va pas sans exceptions, les droits de la défense sont restreints de manière incompatible avec les garanties de l'article 6 lorsqu'une condamnation se fonde, uniquement ou dans une mesure déterminante, sur des dépositions faites par une personne que l'accusé n'a pu interroger ou faire interroger ni au stade de l'instruction ni pendant les débats (Kok c. Pays-Bas (déc.), no 43149/98, Recueil, 2000-VI, pp. 654-655 ; A.M. c. Italie, no 37019/97, §§ 55-56, CEDH 1999-IX ; Unterpertinger c. Autriche, arrêt du 24 novembre 1986, série A no 110, pp. 14-15, §§ 31-33 ; Saïdi c. France, arrêt du 20 septembre 1993, série A no 261-C, pp. 56-57, §§ 43-44, et Van Mechelen et autres, précité, p. 712, § 55).

60.  En l'espèce, tout au long du procès, la défense chercha en vain à contester la véracité des aveux litigieux dont lecture avait été donnée lors de l'audience du 6 avril 1995 (paragraphes 25 et 37 ci-dessus). Finalement la position de l'accusation s'est trouvée confortée par la conclusion des juges du fond en ce que lesdits aveux ont été admis comme preuve à charge, alors que, prima facie, la législation turque ne permettait pas, semble-t-il, d'attacher à de telles preuves contestées par la suite des conséquences défavorables à la défense lors de la procédure ultérieure (paragraphe 44 ci-dessus – comparer avec les arrêts précités, Magee, p. 197, §39, et John Murray, pp. 54-55, §§ 63 et 66).

Aussi les juges s'en sont-ils en fait tenus aux témoignages des deux plaignantes sur des évènements survenus des mois auparavant, qu'ils considérèrent comme corroborés par les aveux du requérant et par le constat des lieux du 22 décembre 95 (paragraphe 37 ci-dessus).

En l'occurrence, les deux plaignantes, Ş.U. et Z.Y., avaient déposé d'abord le 22 octobre 1994, jour du crime, au commissariat de police. Ensuite, elles avaient été auditionnées dans le cadre de commissions rogatoires à Ankara et Istanbul.

61.  N'ayant pas entendu les plaignantes, les juges du fond se sont contentés de lire leurs déclarations à l'audience. Ils se sont ainsi fermés la possibilité d'étudier le comportement des accusatrices et de se former une opinion solide sur leur crédibilité, alors que le seul élément de preuve identifiant formellement le requérant n'était constitué que des déclarations de l'une des plaignantes (paragraphe 33 ci-dessus).

De leur côté, s'il est vrai que le requérant et son conseil purent présenter librement leurs moyens lors des débats, ils se sont néanmoins vus refuser toutes les offres de preuve qui leur auraient effectivement permis d'ébranler la version des plaignantes, malgré les descriptions controversées données par elles concernant les agissements et l'apparence du voleur ainsi que les circonstances matérielles ayant existé au moment du crime (paragraphes 11 à 13, 33, 35 et 48 ci-dessus). Or les juges du fond ont considéré ces témoignages comme preuve d'exactitude des aveux du requérant – eux-mêmes sujets à caution (paragraphes 53-56 ci-dessus) –, sans jamais autoriser ni l'identification directe du requérant par ses accusatrices ni la participation de celles-ci à une reconstitution réaliste des faits.

Ce faisant, ils ont admis de facto les plaignantes au bénéfice d'une forme de protection au détriment des droits de la défense (pour les principes en la matière voir, Van Mechelen et autres, précité, pp. 711-712, §§ 49-55), alors que le dossier ne permet de relever aucun élément pertinent qui eut pu les conduire à estimer que les intérêts des deux plaignantes devaient prévaloir sur ceux du requérant, qui s'est finalement vu condamné à 33 ans et 4 mois d'emprisonnement.

d.  Conclusion

62.  Au vu de ce qui précède, la Cour estime que la privation du requérant de l'assistance juridique lors des interrogatoires – quelle qu'en soit la justification – a fait subir à ses droits de la défense une atteinte qui n'a pu être réparée par la suite. Car les garanties procédurales offertes en l'espèce n'ont pas joué de manière à empêcher l'emploi des aveux obtenus en méconnaissance du droit de ne pas s'incriminer soi-même, ni de manière à permettre de contrecarrer les témoignages à charge des plaignantes. Ainsi, le requérant s'est vu, en pratique, refuser non seulement la possibilité de remettre en cause les allégations de ses dénonciatrices mais aussi – du même coup – l'utilisation des aveux obtenus, en l'absence d'un avocat et pendant une garde à vue au secret dont le déroulement demeure douteux.

Dans la mesure où la Cour de cassation ne saurait passer pour avoir remédié à ces manquements (paragraphes 38 à 40 ci-dessus - voir Albert et Le Compte c. Belgique, arrêt du 10 février 1983, série A no 58, p. 16, §29, et Helle c. Finlande, arrêt du 19 décembre 1997, Recueil 1997-VIII, pp. 2926, 2928-2930, §§ 46, 55 et 60), force est donc d'observer que le résultat voulu par l'article 6 – un procès équitable – n'a pas été atteint dans la procédure litigieuse, considérée dans son ensemble.

63.  Partant, la Cour rejette l'exception préliminaire du Gouvernement et conclut à la violation des dispositions de l'article 6 § 3 c) et d), combinées avec l'article 6 § 1.

64.   Estimant ainsi avoir déjà répondu à l'essentiel des griefs portant sur le caractère équitable de la procédure, la Cour considère qu'il n'est pas nécessaire d'examiner les autres doléances formulées au même titre.

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 7 DE LA CONVENTION

65.  Le requérant allègue que la double condamnation prononcée à son encontre emporte violation de l'article 7 § 1 de la Convention, aux termes duquel :

« 1.  Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d'après le droit national ou international. De même il n'est infligé aucune peine plus forte que celle qui était applicable au moment où l'infraction a été commise. »

66.  Le Gouvernement conteste cette thèse.

67.  Tenant compte de la libération du requérant qui est intervenue en décembre 2000 (paragraphe 41 ci-dessus) et ayant déjà répondu par la négative à la question de savoir si les accusations portées contre le requérants ont été établies à l'issue d'un procès équitable (paragraphes 62 et 63 ci-dessus), la Cour estime qu'il ne s'impose plus de statuer séparément sur le grief relevant de l'article 7 de la Convention.

III.  SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

68.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A.  Dommage

69.  Le requérant soutient que s'il n'avait pas été condamné en violation de l'article 6 et incarcéré pendant six ans, il aurait pu continuer à travailler en tant que coiffeur et assurer un revenu minimum de 400 euros (EUR) par mois. Il fait état d'un préjudice matériel de 30 000 EUR, pour manque à gagner.

Il estime en outre à 75 000 EUR le dommage moral souffert par lui et par sa famille du fait de sa condamnation et de sa détention consécutive.

70.  Le Gouvernement n'a pas déposé d'observations sur les prétentions du requérant.

71.  La Cour relève que la seule base à retenir pour l'octroi d'une satisfaction équitable réside en l'espèce dans le fait que le requérant n'a pu jouir des garanties de l'article 6. Elle ne saurait certes spéculer sur ce qu'eût été l'issue du procès dans le cas contraire, mais n'estime pas déraisonnable de penser que l'intéressé a subi une perte de chances réelles (les arrêts précités Sadak et autres, § 77, et Colozza et Rubinat, p. 17, § 38 ; voir également, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France [GC], nos 24846/94 et 34165/96 à 34173/96, § 79, CEDH 1999-VII). A quoi s'ajoute un préjudice moral, auquel les constats de violation figurant dans le présent arrêt ne suffisent pas à remédier.

Statuant en équité comme le veut l'article 41, la Cour alloue au requérant 8 000 EUR, toutes causes de préjudice confondues.

B.  Frais et dépens

72.  Au titre des frais et dépens afférents à sa représentation devant les juridictions internes et les organes de Strasbourg, le requérant sollicite 6 000 EUR au total, y compris les honoraires de son avocat qui s'élèvent à 5 000 EUR.

73.  Le Gouvernement ne se prononce pas.

74.  La Cour observe que le requérant n'a produit ni justificatifs ni notes concernant ses prétentions. Il n'en reste pas moins qu'il a dû encourir certains frais aux fins de la préparation de la présente affaire, laquelle revêtait une complexité certaine. Dès lors, au vu notamment des diligences accomplies par MAlataş, la Cour juge raisonnable d'octroyer 3 000 EUR à ce titre.

C.  Intérêts moratoires

75.  La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,

1.  Joint au fond l'exception préliminaire du Gouvernement et la rejette ;

2.  Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention, combiné avec l'article 6 §§ 3 c) et d), en raison du fait que le requérant n'a pas eu la possibilité de remettre en cause les témoignages utilisés à sa charge et considérés comme preuve d'exactitude de ses aveux obtenus en l'absence d'un avocat, pendant une garde à vue au secret ;

3.  Dit qu'il ne s'impose pas d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 et 7 de la Convention ;

4.  Dit

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois [à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. 8 000 EUR (huit mille euros), toutes causes de préjudice confondues ;

ii.  3 000 EUR (trois mille euros) pour frais et dépens ;

iv. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5.  Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 août 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Michael O'Boyle Nicolas Bratza 
 Greffier Président


 

ARRÊT KOLU c. TURQUIE


 

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