DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BOULOIS c. LUXEMBOURG

(Requête no 37575/04)

ARRÊT

STRASBOURG

14 décembre 2010

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

 
 

 

En l'affaire Boulois c. Luxembourg,

La Cour européenne des droits de l'homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

Ireneu Cabral Barreto, président, 
 Françoise Tulkens, désignée pour siéger au titre du Luxembourg, 
 Danutė Jočienė, 
 Dragoljub Popović, 
 András Sajó, 
 Işıl Karakaş, 
 Guido Raimondi, juges, 
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 novembre 2010,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1.  A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 37575/04) dirigée contre le Grand-Duché de Luxembourg et dont un ressortissant français, M. Thomas Boulois (« le requérant »), a saisi la Cour le 16 octobre 2004 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).

2.  Le requérant est représenté par Me O. Lang, avocat à Luxembourg. Le gouvernement luxembourgeois (« le Gouvernement ») est représenté par son conseil, Me N. Decker, avocat à Luxembourg.

3.  Dans la mesure où M. D. Spielmann, juge élu au titre du Luxembourg, s'est déporté (article 28 du règlement de la Cour) et où le gouvernement défendeur a renoncé à l'usage de son droit de désignation, la chambre a désigné pour siéger à sa place Mme F. Tulkens, juge élue au titre de la Belgique (article 26 § 4 de la Convention et article 29 §§ 1 et 2 du règlement de la Cour).

4.  Le requérant allègue en particulier avoir été privé de son droit à un procès équitable et à l'accès à un tribunal dans le cadre des décisions de refus de ses demandes de congé pénal.

5.  Le 7 décembre 2006, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.

6.  Ayant été informé, le 12 décembre 2006, de la possibilité de présenter des observations écrites en vertu des articles 36 § 1 de la Convention et 44 du règlement de la Cour, le gouvernement français a fait savoir, le 27 mars 2007, qu'il n'entendait pas se prévaloir de son droit à cet égard.

7.  Le 2 septembre 2008, la Cour a décidé d'ajourner l'examen de l'affaire en attendant l'issue dans l'affaire Enea c. Italie (no 74912/01), alors pendante devant la Grande Chambre.

8.  Le 16 octobre 2009, les parties furent invitées à présenter des observations complémentaires, à la lumière de l'arrêt Enea c. Italie ([GC], no 74912/01, CEDH 2009-...) rendu entretemps.

9.  Le 11 mai 2010, il a été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond, comme le permet l'article 29 § 1 de la Convention.

EN FAIT

I.  LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

10.  Le requérant est né en 1972. Il était détenu au centre pénitentiaire de Schrassig au moment de l'introduction de sa requête et est actuellement placé en régime de semi-liberté au centre pénitentiaire de Givenich.

11.  Le 15 décembre 1998, le requérant fut placé en détention provisoire.

12.  Par un arrêt du 22 octobre 2001, la chambre criminelle de la cour d'appel le condamna à 15 ans de réclusion dont 3 ans avec sursis pour coups et blessures volontaires, viol et séquestration avec tortures commis le 10 décembre 1998.

13.  Son divorce ayant été prononcé le 19 octobre 2000, le requérant fournit à la Cour différentes décisions judiciaires rendues entre le 14 juin 2001 et le 13 avril 2005 au sujet d'un droit de visite pour ses trois enfants mineurs.

14.  Durant son incarcération, le requérant présenta plusieurs demandes d'autorisations de sortie (« congé pénal »), qui font l'objet de la présente affaire.

A.  La première demande de congé pénal

15.  Le requérant indique avoir présenté, au mois d'octobre 2003, une demande de congé pénal auprès du procureur général.

16.  Sur demande du psychologue du service psycho-socio-éducatif (ci-dessous, le « SPSE »), le requérant expliqua, le 16 octobre 2003, qu'il s'agissait d'une demande de congé pénal d'un jour et qu'il n'était pas opposé à être accompagné pendant ce congé. Il motiva sa demande par des formalités administratives à régler, qu'il énuméra comme suit :

« - passage chez un photographe ou cabine pour obtenir des photos passeport

- passage au ministère du transport pour renouvellement de mon permis de conduire (certificat médical déjà obtenu...)

- passage à l'ambassade pour le renouvellement de ma carte d'immatriculation consulaire

- passage au commissariat de police de Luxembourg chez Monsieur [B.], section de recherches. Ceci pour reprendre une enveloppe contenant des documents qu'un ancien client requiert

- passage chez le gérant de la banque [B.] de Esch/Alzette

- passage à l'administration des contributions directes à Esch/Alzette

- rencontre de plusieurs amis dans un restaurant dans les alentours de Esch/Alzette

- passage dans mon appartement à Differdange pour ramasser les documents manquants pour le même client

- prendre quelques mesures de pièces que je pourrais préparer dans l'atelier du [centre pénitentiaire]

- passage à la commune de Differdange pour entretien personnel avec le Bourgmestre (...)

- passage à Luxembourg au domicile de Madame [S.] pour faire connaissance de son mari

- passage à l'étude de mon avocat pour lui remettre les pièces manquantes de mon ancien client

- dans la mesure du possible, passage dans la librairie proche du domicile de [S.] »

Dans sa lettre, il précisa également ceci :

« (...) La partie civile n'est malheureusement pas encore réglée. Loin de là, comme je n'ai même pas encore eu les moyens de verser un acompte. Actuellement je suis toujours occupé à rembourser mes prêts et d'autres dettes envers les différentes administrations selon arrangement pris avec les services contentieux pour éviter une première saisie qui ferait une suite sans fin. (...) »

17.  Le 29 octobre 2003, une psychologue délivra une attestation (confirmée le 25 novembre 2003 par un autre psychologue), selon laquelle le requérant avait suivi une psychothérapie, entamée le 19 mai 1999 et interrompue le 30 septembre 2002 pour des raisons indépendantes de sa volonté. La psychologue souligna que le requérant était motivé pour comprendre ce qui l'avait amené à commettre les faits et pour tout mettre en œuvre pour qu'il ne récidive pas.

18.  Le 5 novembre 2003, la déléguée du procureur général d'Etat communiqua au directeur du centre pénitentiaire une note, qui se lit dans les termes suivants :

« (...) avec prière de faire informer le détenu Boulois Thomas,

que par décision de la commission pénitentiaire

[la] demande en congé pénal (...) [est] rejetée vu le risque d'expulsion (le Ministère de la Justice a été saisi en date du 25 juin 2003, mais n'a pas encore pris de décision). Il existe par ailleurs un risque de fuite, étant donné que le détenu manque d'introspection par rapport à son crime. Avant toute faveur, il doit commencer à payer la partie civile. »

B.  La deuxième demande de congé pénal

19.  Le 17 janvier 2004, le requérant réitéra sa demande, précisant que les motifs et le déroulement prévu pour la journée de congé pénal restaient les mêmes. Le 27 janvier 2004, son avocat présenta des développements à l'appui de la demande du requérant, pour conclure ce qui suit :

« (...) le fait d'accorder [au requérant] un jour de congé pénal au cours duquel il pourrait commencer à se réorganiser pour pouvoir reprendre pied dans sa vie [post] carcérale d'indépendant, [est une] mesure qui [va] non seulement dans [le] sens de réinsertion et de resocialisation, mais qui permettrai[t] aussi [au requérant] de commencer le paiement de sa partie civile dans les meilleurs délais. (...)»

20.  Le 17 mars 2004, la déléguée du procureur général d'Etat communiqua au directeur du centre pénitentiaire une note, qui se lit comme suit :

« (...) avec prière de faire informer le détenu Boulois Thomas,

que par décision de la commission pénitentiaire

la décision de refus du 5 novembre 2003 concernant le congé pénal (...) est maintenue. »

C.  Le recours intenté devant les juridictions administratives suite au refus des deux demandes de congé pénal

21.  Le 25 mai 2004, le requérant introduisit un recours en annulation devant le tribunal administratif contre les décisions de la commission pénitentiaire des 5 novembre 2003 et 17 mars 2004.

22.  Lors de l'audience du 6 décembre 2004, le tribunal administratif souleva d'office la question de savoir s'il était compétent pour connaître du recours en annulation. Le Gouvernement, qui n'avait pas soulevé une exception d'incompétence, se rapporta à prudence de justice.

23.  Le 23 décembre 2004, le tribunal administratif se déclara incompétent pour connaître du recours en annulation, aux motifs suivants :

« (...) Il y a lieu de distinguer entre les mesures d'administration concernant le traitement d'un détenu en milieu carcéral (telle une décision de placement dans un quartier de plus grande sécurité, notamment un placement en régime cellulaire strict, cf. trib. adm. 10 juillet 2002, no 14568 du rôle) qui sont des décisions administratives prises dans le cadre de l'exécution du service pénitentiaire, d'une part, et les décisions susceptibles de modifier la nature ou les limites d'une peine prononcée par les juridictions judiciaires, auxquelles il convient de reconnaître une nature judiciaire et non pas administrative, d'autre part.

En l'espèce, force est de constater que l'octroi ou le refus de la faveur d'un congé pénal présente le caractère d'une mesure qui modifie les « limites » de la peine à laquelle l'intéressé a été condamné par la juridiction judiciaire.

Ainsi, les deux décisions attaquées ont une nature judiciaire.

Par conséquent, eu égard à leur nature ci-avant dégagée, les décisions litigieuses ne sont pas susceptibles d'un recours contentieux devant les juridictions administratives (...). »

24.  Le 14 avril 2005, la cour administrative confirma ce jugement, dans les termes suivants :

« Le [requérant] estime que c'est à tort que le tribunal s'est déclaré incompétent pour connaître de son recours en faisant valoir les arguments suivants : il n'existe pas d'autre recours contre une telle décision de refus, de sorte que l'article 2(1) de la loi du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l'ordre administratif doit s'appliquer ; les décisions attaquées ne modifient pas les limites de la peine ; le tribunal a commis un déni de justice et contrevenu à l'article [6 § 1] de la [Convention] en privant l'intéressé d'un procès équitable.

(...) Le cas du [requérant] concerne une demande en bénéfice d'un congé pénal, soit d'une décision qui modifie la nature de l'exécution de la peine prononcée par les juridictions judiciaires et à laquelle il convient par conséquent de reconnaître une nature judiciaire et non pas administrative.

Le terme de « limites de la peine à laquelle l'intéressé a été condamné » employé par le tribunal n'est pas à comprendre dans le cas d'espèce comme limite dans le temps, mais dans un sens large comme mode d'exécution de la peine.

C'est partant à bon droit que le tribunal administratif s'est déclaré incompétent pour connaître de la demande.

La constatation par les juridictions administratives de leur incompétence d'attribution ne saurait être interprétée comme acte de volonté desdites juridictions de ne pas statuer, de sorte que le reproche d'un déni de justice est à écarter comme non fondé.

L'article [6 § 1] de la [Convention] n'est pas applicable par rapport à un organe sans pouvoir décisionnel au fond. (...) »

D.  Les autres demandes présentées par le requérant

25.  Le 11 août 2004, le requérant formula une troisième demande de congé pénal dans les termes suivants :

« (...) j'ai suivi avec succès plusieurs cours auprès de la CEP-L [chambre des employés privés] et j'aimerais bien pouvoir continuer les cours en voie d'obtention des diplômes respectifs.

Il s'agit de diplômes de comptable ainsi que de l'utilisateur bureautique (PC). J'ai bien passé les cours précédents, mais pour des raisons de faisabilité il devient indispensable de pouvoir se rendre au cours même de la CEP-L lors des sessions d'automne. (...) »

26.  Par une décision du 21 septembre 2004, la demande fut rejetée au motif que le requérant pouvait suivre des cours au centre pénitentiaire et qu'il n'avait pas encore fait d'effort substantiel quant à l'indemnisation de la victime. La décision renvoya pour le surplus à la motivation de celle du 5 novembre 2003.

27.  Dans une quatrième demande, présentée le 24 février 2005, le requérant releva, entre autres, qu'il lui était incompréhensible qu'en vue d'une resocialisation, l'accès aux derniers cours nécessaires pour l'obtention des diplômes de comptable et d'utilisateur bureautique lui soit refusé. Il rajouta que le motif de sa demande de congé pénal était le renouvellement de ses documents d'identité et de permis de conduire, ainsi que la mise en place d'une solution de remboursement de ses dettes envers les différentes institutions et la partie civile.

28.  Le 23 mars 2005, sa demande fut refusée pour ne pas avoir été motivée.

29.  Le 12 juillet 2005, une cinquième demande de congé pénal (non fournie à la Cour) fut refusée au motif qu'il existait un risque de non retour.

30.  Le 4 mai 2006, une sixième demande de congé pénal (non fournie à la Cour) fut rejetée au motif que l'intéressé ne faisait aucun effort, notamment en ce qui concernait le paiement de la partie civile, et refusait de se conformer aux conditions qui lui étaient imposées.

31.  Suite à ce refus, le requérant s'adressa au parquet général à cinq reprises entre les 10 mai et 29 octobre 2006. Il demanda, d'une part, une assistance dans la mise en place d'un plan de remboursement adapté à sa situation et aux exigences de la partie civile, et, d'autre part, une explication quant aux conditions qui lui étaient imposées en vue d'une resocialisation afin qu'il puisse s'y conformer. Le 6 novembre 2006, le délégué du procureur général d'Etat décida qu'il n'entendait pas répondre, en l'état actuel, aux différents courriers qui n'appelaient aucun commentaire.

32.  Le 20 novembre 2006, le procureur général d'Etat accusa réception d'une demande d'entrevue du requérant et indiqua qu'il le rencontrerait lors de l'un de ses prochains passages au centre pénitentiaire. Le requérant affirme ne pas avoir reçu la visite en question.

33.  Il résulte du dossier qu'en avril 2009, le requérant accéda au régime de semi-liberté au centre pénitentiaire de Givenich, où il exerça un emploi rémunéré en tant que cuisinier. Le 10 février 2010, il constitua une société unipersonnelle dont il est le gérant.

II.  LE DROIT INTERNE ET INTERNATIONAL PERTINENTS

A.  La législation nationale

1.  L'exécution des peines privatives de liberté

34.  L'article 1er de la loi du 26 juillet 1986 « relative à certains modes d'exécution des peines privatives de liberté » (ci-après « la loi de 1986 ») énumère les différentes modalités que peut comporter l'exécution d'une peine privative de liberté :

« L'exécution d'une peine privative de liberté peut comporter l'une des modalités suivantes : exécution fractionnée, semi-liberté, congé pénal, suspension de la peine, libération anticipée. »

35.  Dans l'exposé des motifs du projet de la loi de 1986, la ratio legis est expliquée dans ce sens :

«  (...) le moment paraît venu de donner une base légale sûre aux modes d'exécution des peines privatives de liberté qui dans certaines limites permettent au condamné de se déplacer à l'extérieur de l'établissement pénitentiaire ou aménagent l'exécution de façon fractionnée, de façon à lui rendre possible le maintien ou la reprise de liens sociaux et professionnels. Depuis que la peine a perdu son caractère expiatoire pour revêtir essentiellement une fonction quasi-thérapeutique de nature sociologique, tous les efforts des autorités chargées de l'exécution des peines tendent principalement vers la resocialisation du condamné et son intégration ou sa réintégration dans un milieu social stable. Dans la poursuite de ce but, il importe notamment d'assurer au condamné le maintien de ses liens familiaux et sociaux dans la mesure où ils existent, de préparer sa sortie de prison, en lui permettant, éventuellement par les préparations à un métier ou à une profession, de trouver un emploi et de l'habituer à une vie responsable en liberté. (...) »

a)  La définition du congé pénal

36.  L'article 6 de la loi de 1986 définit le congé pénal comme suit :

« Le congé pénal constitue une autorisation de quitter l'établissement pénitentiaire, soit pendant une partie de jour, soit pendant des périodes de vingt-quatre heures, ce temps comptant pour la computation de la durée de la peine. »

b)  Les conditions pour bénéficier d'un congé pénal

37.  L'article 7 de la loi de 1986 dispose ceci :

« Cette faveur peut être accordée aux détenus ayant leur domicile ou leur résidence au pays, soit pour des raisons familiales, soit pour préparer leur reclassement et leur réinsertion dans la vie professionnelle, soit pour servir de mise à l'épreuve, en vue de l'application de la libération conditionnelle. »

38.  L'article 8 de la loi de 1986 prévoit que la mesure du congé pénal peut intervenir, pour les condamnés primaires, à l'expiration d'un tiers de la peine.

39.  L'article 13 de la loi de 1986 ajoute, par ailleurs, qu'il est tenu compte de la personnalité du condamné, de son évolution et du danger de récidive.

40.  Selon un règlement grand-ducal du 19 janvier 1989 « (...) fixant les modalités d'octroi du congé pénal », le congé pénal peut être accordé sur demande de l'intéressé ou de son mandataire (article 4) ; la demande doit être présentée par écrit, sauf lorsque le détenu ne peut ou ne sait pas écrire. L'intervalle entre des congés successifs doit, sauf circonstance spéciale, être d'au moins un mois (article 5). En cas de rejet d'une demande de congé pénal, une nouvelle demande ne peut être formée, sauf en cas de survenance d'éléments nouveaux, avant l'expiration d'un délai de deux mois (article 6).

c)  La procédure applicable aux demandes de congé pénal

41.  L'article 12 de la loi de 1986 stipule :

« Pour les peines privatives de liberté supérieures à deux ans (...) les mesures prévues par la présente loi (...) sont prises par le procureur général d'Etat ou son délégué, de l'accord majoritaire d'une commission comprenant, outre le procureur général d'Etat ou son délégué, un magistrat du siège et un magistrat d'un des parquets. (...)

La commission est convoquée par le procureur général d'Etat ou son délégué. La présidence est assurée par le magistrat du siège.

A l'exception du procureur général d'Etat ou de son délégué, les membres titulaires ainsi que leurs suppléants sont nommés par arrêté ministériel pour une durée de trois ans. Leur mandat est renouvelable. »

2.  La compétence des juridictions administratives

42.  L'article 2 de la loi du 7 novembre 1996 portant organisation des juridictions de l'ordre administratif, dispose ce qui suit :

« (1)  Le tribunal administratif statue sur les recours dirigés pour incompétence, excès et détournement de pouvoir, violation de la loi ou des formes destinées à protéger les intérêts privés, contre toutes les décisions administratives à l'égard desquelles aucun autre recours n'est admissible d'après les lois et règlements.

(...)

(3)  Sauf disposition contraire de la loi, appel peut être interjeté devant la Cour administrative contre les décisions du tribunal administratif visées ci-avant. »

B.  La recommandation no 30, du Médiateur du Grand Duché de Luxembourg, relative à une nouvelle répartition des compétences en matière d'exécution des peines privatives de liberté

43.  Dans son rapport d'activité du 1er octobre 2007 au 30 septembre 2008, le Médiateur relate les termes de sa Recommandation no 30, dont les passages pertinents se lisent comme suit :

« (...) les procédures de prise de décision en matière d'exécution des peines réservées à l'heure actuelle au Délégué du Procureur général, voire à la Commission pénitentiaire (...), ne sont plus guère compatibles avec les principes du contradictoire et le droit à un recours devant un organe indépendant et impartial ;

(...) à l'instar de ce qui s'est déjà fait dans d'autres pays, notamment en France, un remaniement en profondeur du système d'exécution des peines s'impose.

(...) [il est nécessaire] de revoir l'organisation pénitentiaire dans son ensemble et d'envisager la création de la fonction du Juge à l'application des peines et d'une direction générale de l'administration pénitentiaire autonome, dissociée du Parquet Général.

(...) Il serait créé auprès de chaque Tribunal d'Arrondissement un Juge à l'application des peines ainsi qu'en matière d'appel, auprès de la Cour, un Conseiller à l'application des peines.

Il appartiendrait à ces magistrats de statuer sur toutes les requêtes qui leur seront soumises sur base de l'article 100 du code pénal, des requêtes en matière de transfèrement du [centre pénitentiaire] au [centre pénitentiaire semi-ouvert], des demandes en matière de congé pénal (...).

(...) La procédure contradictoire serait déclenchée sur requête à présenter par le détenu ou son avocat. Après avoir entendu le représentant du Ministère public en son réquisitoire et le détenu, le cas échéant assisté de son mandataire, en leurs moyens et conclusions, le Juge à l'application des peines rendrait une décision susceptible d'appel par le détenu ou le Ministère public dans un délai à fixer. (...) »

44.  Dans son rapport d'activité du 1er octobre 2009 au 30 septembre 2010, le Médiateur retrace les évolutions suivantes :

« (...) En date du 20 septembre 2009 le nouveau Ministre de la Justice a proposé au Médiateur une entrevue afin de discuter des suites à donner à sa recommandation. Cette invitation faisait suite à l'engagement pris par le Gouvernement d'examiner en détail les diverses recommandations du Médiateur relatives au fonctionnement de la Justice notamment en ce qui concerne l'introduction d'un juge à l'application des peines (...).

En date du 17 mars 2010 le Ministre de la Justice a présenté devant la presse son projet d'un nouveau concept pénitentiaire.

Le Médiateur salue l'initiative prise par le Ministre de réformer à fond le système pénitentiaire en s'attachant de créer un environnement carcéral servant au mieux la resocialisation des détenus en vue de leur future réintégration dans la société.

Le Médiateur se félicite de ce que le Ministre entend suivre sa recommandation (...).

Pour ce qui est de l'exécution des peines et plus particulièrement des décisions qui relèvent du champ de compétences du Délégué à l'exécution des peines voire de la commission pénitentiaire, le Médiateur n'entend pas se départir de l'idée qui est à la base de l'institution d'un juge à l'application des peines.

Le Médiateur prend acte que dans une récente prise de position dans un quotidien luxembourgeois le Ministre s'est prononcé pour l'idée de voir attribuer à une instance judiciaire certaines compétences actuellement dévolues au Délégué à l'exécution des peines ou à la commission pénitentiaire. »

C.  Textes internationaux

1.  La Recommandation Rec(2006)2 du Comité des Ministres aux Etats membres sur les règles pénitentiaires européennes (adoptée le 11 janvier 2006)

45.  La Recommandation est ainsi libellée :

« Le Comité des Ministres, en vertu de l'article 15.b du Statut du Conseil de l'Europe,

(...) Soulignant que l'exécution des peines privatives de liberté et la prise en charge des détenus nécessitent la prise en compte des impératifs de sécurité, de sûreté et de discipline et doivent, en même temps, garantir (...) une prise en charge permettant la préparation à leur réinsertion dans la société ;

(...) Approuvant encore une fois les normes contenues dans les recommandations du Comité des Ministres du Conseil de l'Europe (...) et plus spécifiquement (...) Rec(2003)23 concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée ;

(...) 103.2 Dès que possible après l'admission, un rapport complet doit être rédigé sur le détenu condamné décrivant sa situation personnelle, les projets d'exécution de peine qui lui sont proposés et la stratégie de préparation à sa sortie.

103.3 Les détenus condamnés doivent être encouragés à participer à l'élaboration de leur propre projet d'exécution de peine.

103.4 Ledit projet doit prévoir dans la mesure du possible (...) une préparation à la libération.

(...) 103.6 Un système de congé pénitentiaire doit faire partie intégrante du régime des détenus condamnés.

(...) 107.1 Les détenus condamnés doivent être aidés, au moment opportun et avant leur libération, par des procédures et des programmes spécialement conçus pour leur permettre de faire la transition entre la vie carcérale et une vie respectueuse du droit interne au sein de la collectivité.

107.2 Concernant plus spécialement les détenus condamnés à des peines de plus longue durée, des mesures doivent être prises pour leur assurer un retour progressif à la vie en milieu libre. (...) »

2.  La Recommandation Rec(2003)23 du Comité des Ministres aux Etats membres concernant la gestion par les administrations pénitentiaires des condamnés à perpétuité et des autres détenus de longue durée (adoptée le 9 octobre 2003)

46.  La Recommandation est ainsi libellée :

« Le Comité des Ministres, en vertu de l'article 15.b du Statut du Conseil de l'Europe,

(...) Considérant la pertinence des principes contenus (...) notamment [dans] la Recommandation no R(82) 16 sur le congé pénitentiaire ;

(...) 1. Aux fins de la présente recommandation, (...) un détenu de longue durée est une personne purgeant une ou plusieurs peines de prison d'une durée totale de cinq ans ou plus.

2. Les buts de la gestion des (...) détenus de longue durée devraient être (...) d'accroître et d'améliorer la possibilité pour ces détenus de se réinsérer avec succès dans la société et de mener à leur libération une vie respectueuse des lois.

(...) 23 b. Il faudrait déployer des efforts particuliers pour permettre l'octroi de diverses formes de congé pénitentiaire, sous escorte si nécessaire, tenant compte des dispositions contenues dans la Recommandation no R (82) 16 sur le congé pénitentiaire. (...) »

3.  La Recommandation no R (82) 16 du Comité des Ministres aux Etats membres sur le congé pénitentiaire (adoptée le 24 septembre 1982)

47.  La Recommandation est ainsi libellée :

« Le Comité des Ministres, en vertu de l'article 15.b du Statut du Conseil de l'Europe,

(...) Considérant que le congé pénitentiaire est un des moyens de faciliter la réintégration sociale du détenu ;

Vu l'expérience acquise dans ce domaine,

Recommande aux gouvernements des Etats membres :

1. d'accorder le congé pénitentiaire dans la plus large mesure possible pour des raisons médicales, éducatives, professionnelles, familiales et d'autres raisons sociales ;

2. de prendre en considération pour l'octroi du congé :

- la nature et la gravité de l'infraction, la durée de la peine prononcée ainsi que le temps de la peine déjà subie,

- la personnalité et le comportement du détenu de même que le risque qu'il peut présenter pour la société,

- la situation familiale et sociale du détenu qui peut avoir changé au cours de sa détention,

- le but du congé, sa durée et ses modalités ;

3. d'accorder un congé pénitentiaire dès que possible et aussi fréquemment que possible compte tenu de ce qui précède ;

4. de faire bénéficier du congé pénitentiaire non seulement les personnes détenues dans les prisons ouvertes, mais aussi les personnes détenues dans les prisons fermées, à condition que cela ne soit pas incompatible avec la sécurité publique ;

(...) 9. de donner dans la plus large mesure possible au détenu les raisons du refus d'un congé pénitentiaire ;

10. de prévoir la possibilité de réexaminer un refus ; (...) »

EN DROIT

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

48.  Le requérant estime avoir été privé de son droit à un procès équitable et à l'accès à un tribunal dans le cadre des décisions de refus de ses demandes de congé pénal. Il allègue la violation de l'article 6 § 1 de la Convention, dont la partie pertinente est ainsi libellée :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...) »

49.  Le Gouvernement s'oppose à cette thèse.

A.  Sur la recevabilité

1.  Arguments des parties

a)  Le Gouvernement

50.  Le Gouvernement estime que l'article 6 § 1 est inapplicable au cas d'espèce.

51.  Tout d'abord, le volet pénal de l'article 6 § 1 de la Convention n'entre pas en ligne de compte. En effet, il n'y a pas d'accusation en matière pénale, le litige en cause portant sur l'application de la peine et sur les modalités d'exécution de la peine.

52.  Ensuite, le Gouvernement conteste l'applicabilité de l'article 6 sous son volet civil. Il rappelle en premier lieu que la Cour ne saurait créer un droit matériel n'ayant aucune base légale dans l'Etat concerné. Or, le droit interne luxembourgeois ne reconnaît pas au requérant un « droit » de nature à faire jouer l'article 6 § 1. En effet, selon l'article 7 de la loi de 1986 et l'article 4 du règlement grand-ducal du 19 janvier 1989, le congé pénal n'est pas un droit mais une simple faveur accordée aux détenus. Le législateur, en attribuant la matière de l'exécution des peines prononcées par les juridictions répressives au procureur général d'Etat ou à son délégué, a voulu que la mise en œuvre de la décision judiciaire échappe à l'emprise des juridictions de l'ordre judiciaire qui se bornent à dire le droit. Aussi, l'octroi du congé pénal relèvera-t-il toujours de l'appréciation souveraine du procureur général ou de son délégué qui, pour les personnes condamnées à des peines supérieures à deux ans, prend l'accord majoritaire de la commission pénitentiaire. Par ailleurs, la matière du congé pénal, y compris les modalités de sa mise en œuvre, relève exclusivement des pouvoirs discrétionnaires de l'Etat dans le domaine de la justice et de la politique pénale. L'on ne saurait, ainsi, parler de l'existence d'une « contestation sur des droits » au sens de l'article 6 de la Convention. Le Gouvernement poursuit que les détenus, ayant bénéficié des garanties prévues par la Convention pendant la durée de la procédure pénale jusqu'au prononcé de la condamnation par les tribunaux, doivent purger leur peine jusqu'au bout, au prix de leur liberté. Ainsi, le requérant a subi des restrictions normalement admissibles pour un détenu de droit commun et exclusivement dues à la peine privative de liberté à laquelle il a été condamnée. En cela, la présente affaire se distingue de l'affaire Enea c. Italie ([GC], no 74912/01, CEDH 2009-...), dans laquelle le requérant avait été placé dans un régime cellulaire plus strict, emportant des limitations de droits plus importantes par rapport aux autres détenus de droit commun. Quant au « caractère civil » ou non du prétendu droit invoqué, le Gouvernement expose que l'éventuel droit à un congé pénal n'a pas par nature un enjeu essentiellement ou purement patrimonial. Aussi, l'action du requérant devant les juridictions administratives n'avait-elle pas un objet patrimonial, puisqu'elle tendait à l'annulation des décisions de la commission pénitentiaire et non pas à voir reconnaître un éventuel droit à un congé pénal au requérant. L'issue de la procédure administrative n'était par ailleurs pas directement déterminante pour l'octroi d'un congé pénal, les juges administratifs ne pouvant se substituer à l'appréciation de la commission pénitentiaire. Finalement, pour autant que le requérant invoque son droit à voir ses enfants et à réintégrer la vie socioprofessionnelle, le Gouvernement expose que, si limitation il y avait, elle était exclusivement due à l'infraction que le requérant avait commise et qui a entraîné sa condamnation à une peine privative de liberté. Il souligne qu'aucune mesure n'a été prise par la commission pénitentiaire pour empêcher le requérant de revoir ses enfants ou de recommencer à travailler. Pour ce qui est d'une réinsertion dans la vie socioprofessionnelle, il précise que le requérant a reçu une formation professionnelle tout au long de sa détention qui lui sera utile lorsqu'il aura fini de purger sa peine. Le Gouvernement en arrive à la conclusion que la procédure devant la commission pénitentiaire ne tombe pas sous le coup de l'application de l'article 6 de la Convention.

b)  Le requérant

53.  Le requérant est d'avis que l'article 6, dans son volet pénal, s'applique en l'espèce. Il explique que les comportements reprochés par la commission pénitentiaire (suspicion de risque de fuite, manque d'introspection, défaut de paiement de la partie civile) constituent des faits qui motivent une sanction à son égard, à savoir le refus d'octroi du congé pénal. Or, la nature et le degré de sévérité de cette sanction placeraient la procédure suivie par la commission pénitentiaire dans la sphère pénale.

54.  Le requérant estime que l'article 6 de la Convention est également applicable sous son volet civil. Tout d'abord, l'existence d'un droit matériel au congé pénal n'est pas contestable dans l'ordre juridique luxembourgeois. Ainsi, lorsque les critères et conditions prévus aux articles 8 et 13 de la loi de 1986 sont réunis dans le chef d'un détenu, celui-ci dispose alors d'un droit au congé pénal. Il en veut pour preuve le fait que le délégué du Gouvernement avait accepté de débattre, sans aucune réserve, du fond de l'affaire qui était soumise au tribunal administratif. Le requérant conclut, contrairement au Gouvernement, que l'octroi du congé pénal ne saurait être considéré comme une simple faveur en droit luxembourgeois et s'assimiler, par exemple, à l'octroi d'une grâce grand-ducale. Le congé pénal constitue encore un droit au Luxembourg étant donné qu'il correspond à une mesure qui reflète un principe de droit international généralement reconnu. En effet, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe préconise notamment qu'un système de congé pénitentiaire doit faire partie intégrante du régime des détenus condamnés (Rec (2006) 2, article 103-6). Le requérant en conclut que, par adoption du raisonnement suivi dans l'affaire Enea c. Italie (arrêt précité, § 101), il convient de qualifier les contestations qu'il n'a pas pu soumettre à un tribunal de « contestations sur des droits » au sens de l'article 6. Ensuite, le requérant estime que son droit au congé pénal a un « caractère civil » et son action avait plusieurs objets patrimoniaux. Il rappelle que ses demandes de congé pénal étaient basées sur un projet de réinsertion professionnelle et sociale ; le requérant voulait ainsi préparer le terrain pour être en mesure d'avoir des revenus par un travail, dans un souci d'indemnisation de sa victime et de règlement de ses dettes, mais aussi pour éviter de constituer une charge pour la société à sa sortie de prison. Les décisions de refus de la commission pénitentiaire étaient directement déterminantes pour le droit de caractère civil en question. Le requérant expose que le congé pénal lui aurait également permis d'exercer son droit de visite sur ses enfants à l'extérieur du cadre carcéral auquel ceux-ci sont réfractaires. Quant aux juridictions administratives saisies du recours en annulation, elles auraient, si elles s'étaient déclarées compétentes, vérifié la légalité des décisions attaquées. Elles auraient alors pu décider d'annuler ces décisions et renvoyer l'affaire devant l'autorité compétente, qui aurait pris une nouvelle décision soumise à son tour à la censure des juridictions administratives. Le requérant en conclut que les décisions de la commission pénitentiaire et des juridictions administratives étaient directement déterminantes pour sa resocialisation et sa réinsertion professionnelle ; il souligne à cet égard que le congé pénal est la première étape pour pouvoir par la suite bénéficier d'autres mesures d'exécution de sa peine. Finalement, le requérant explique qu'un justiciable qui s'estime lésé par une décision administrative doit obligatoirement obtenir l'annulation de celle-ci pour pouvoir intenter une action en responsabilité contre l'Etat. Ainsi, son action devant les juridictions administratives avait également un objet patrimonial, en ce qu'elle était la première étape pour pouvoir prétendre à une indemnisation devant les tribunaux civils.

2.  Appréciation de la Cour

55.  La question soulevée en l'espèce est celle de l'applicabilité des garanties procédurales prévues à l'article 6 § 1 de la Convention au contentieux portant sur les refus de demandes de congé pénal opposés au requérant.

56.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle le volet pénal de l'article 6 § 1 de la Convention n'entre pas en jeu, le contentieux pénitentiaire ne concernant pas, en principe, le bien-fondé d'une « accusation en matière pénale » (Enea c. Italie, précité, § 97).

57.  Quant au volet civil, les organes de la Convention ont, traditionnellement, estimé que l'examen des demandes de mise en liberté provisoire ou des questions relatives aux modalités d'exécution d'une peine privative de liberté ne tombait pas sous le coup de l'article 6 § 1 (Neumeister c. Autriche, 27 juin 1968, §§ 22 et 23, série A no 8 ; A.B. c. Suisse, no 20872/92, décision de la Commission du 22 février 1995, Décisions et rapports (D.R.) 80, p. 66 ; Lorsé et autres c. Pays-Bas (déc.), n52750/99 ; Montcornet de Caumont c. France (déc.), no 59290/00, CEDH 2003-VII). Toutefois, la jurisprudence a connu une évolution s'agissant de procédures menées en milieu carcéral. Ainsi, la Cour a récemment consacré l'applicabilité de l'article 6 § 1, sous son volet civil, au contentieux relatif à des mesures de sûreté ou de discipline pénitentiaire (Enea c. Italie, précité, § 98 ; Ganci c. Italie, no 41576/98, §§ 20 à 26, CEDH 2003-XI ; Musumeci c. Italie, no 33695/96, § 36, 11 janvier 2005 ; Gülmez c. Turquie, no 16330/02, §§ 27-31, 20 mai 2008 ainsi que Stegarescu et Bahrin c. Portugal, no 46194/06, §§ 35-39, 6 avril 2010). En l'espèce, il s'agit de savoir si la question de l'équité de la procédure et de l'accès à un tribunal pour se plaindre du refus des demandes de congé pénal doit, à son tour, être analysée sous le volet civil de l'article 6 § 1, lequel garantit à chacun le droit à ce qu'un « tribunal » connaisse des « contestations sur ses droits et obligations de caractère civil ».

58.  La question litigieuse présente deux aspects : celui de l'existence d'une « contestation sur un droit » et celui du « caractère civil » ou non de ce droit.

59.  Quant au premier aspect, la Cour rappelle d'abord que, d'après sa jurisprudence constante, l'article 6 § 1 ne trouve à s'appliquer que s'il existe une « contestation » réelle et sérieuse. La contestation peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice, et l'issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, l'article 6 § 1 ne se contentant pas, pour entrer en jeu, d'un lien ténu ni de répercussions lointaines (voir, parmi de nombreux autres, Enea c. Italie, précité, § 99).

60.  En l'espèce, il paraît clair qu'une « contestation » a surgi lorsque la commission pénitentiaire décida de refuser les différentes demandes de congé pénal basées sur un projet de réinsertion professionnelle et sociale. Cette contestation, réelle et sérieuse, concernait l'existence même d'un tel droit à un congé pénal, revendiqué par le requérant. Aussi, en saisissant les juridictions administratives d'un recours en annulation, le requérant visait-il le renvoi de l'affaire devant l'autorité compétente, afin que celle-ci se prononce à nouveau sur ses demandes de congé pénal. L'issue devant la commission pénitentiaire et les juridictions administratives était dès lors directement déterminante pour le droit allégué en jeu.

61.  Encore faut-il déterminer s'il existe un « droit ». La loi de 1986 et le règlement grand-ducal du 19 janvier 1989 prévoient qu'un congé pénal peut être accordé si différents critères sont réunis. Dès lors, le requérant peut de manière défendable soutenir qu'il dispose en tant que détenu d'un droit à l'octroi d'un congé pénal, s'il remplit l'ensemble des conditions prévues par la législation (mutatis mutandis, H. c. Belgique, 30 novembre 1987, § 43, série A no 127-B). Par ailleurs, la Cour remarque que les restrictions au droit à un tribunal que le requérant allègue avoir subies dans le cadre de ses demandes de congé pénal concernent un ensemble de droits que le Conseil de l'Europe a reconnus aux détenus au moyen des Règles pénitentiaires européennes, adoptées par le Comité des Ministres et précisées dans trois recommandations (Rec(2006)2) article 103-6, Rec(2003)23 et R(82)16) (voir mutatis mutandis, Enea c. Italie, précité, § 101). La Cour en conclut que l'on peut parler en l'espèce de l'existence d'une contestation sur des « droits » au sens de l'article 6 § 1.

62.  Quant au second aspect, la Cour rappelle que l'article 6 § 1 vaut pour les contestations relatives à des droits « de caractère civil » que l'on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne, qu'ils soient ou non protégés de surcroît par la Convention (voir, parmi d'autres, Enea c. Italie, précité, § 103).

63.  D'emblée, la Cour doit écarter les motifs d'ordre familial invoqués par le requérant dans sa requête. En effet, il apparaît des documents soumis que les demandes de congé pénal n'étaient pas motivées par une rencontre du requérant avec ses enfants.

64.  Reste donc à analyser les motifs de réinsertion. La Cour rappelle que la procédure relative aux différentes demandes de congé pénal mettait en cause l'intérêt du requérant à réorganiser sa vie professionnelle et sociale à la sortie de prison. Plus précisément, les demandes de congé pénal étaient motivées par le souhait du requérant de suivre des cours en vue de l'obtention de diplômes de comptable et d'utilisateur bureautique, et par celui d'accomplir des formalités administratives auprès de sa banque et de différentes institutions, en vue notamment du renouvellement de son permis de conduire et de sa carte d'immatriculation consulaire. L'intéressé aspirait ainsi à préparer sa sortie de prison, afin d'être en mesure d'avoir des revenus par un travail, de régler ses différentes dettes, et d'éviter de constituer une charge pour la société. S'il est vrai que les incidences sur la vie privée étaient indirectes, elles n'en étaient pas moins certaines. En effet, il convient de rappeler que c'est dans le cadre de leur travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum d'occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur (mutatis mutandis, Niemietz c. Allemagne, 16 décembre 1992, § 29, série A n251-B ; Bigaeva c. Grèce, précité, § 23). Dans ces conditions, la Cour estime que la restriction alléguée par le requérant, outre une retombée patrimoniale, relève des droits de la personne, eu égard à l'importance de l'intérêt du requérant à retrouver une place dans la société. A cet égard, elle estime qu'une resocialisation était capitale pour la protection du droit du requérant de mener une « vie privée sociale » et de développer son identité sociale (mutatis mutandis, Bigaeva c. Grèce, n26713/05, § 22, 28 mai 2009). Aussi, le Conseil de l'Europe a-t-il souligné le rôle essentiel et l'importance de la possibilité pour les détenus de se réinsérer avec succès dans la société et de mener à leur libération une vie respectueuse des lois (voir la recommandation Rec(2003) 23, adoptée par le Comité des Ministres le 9 octobre 2003). La Cour en conclut que le litige en question portait sur un droit de caractère civil.

65.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour estime que le grief relatif aux restrictions que le requérant affirme avoir subies du fait du refus de ses demandes de congé pénal est compatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention dès lors qu'il a trait à l'article 6 sous son volet civil.

66.  Par ailleurs, la Cour constate que la requête n'est pas manifestement mal fondée au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève qu'elle ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité. Il convient donc de la déclarer recevable.

B.  Sur le fond

1.  Arguments des parties

a)  Le requérant

67.  Le requérant estime qu'aucune des garanties qu'impose l'article 6 n'a été respectée, ni devant la commission pénitentiaire, ni devant les juridictions administratives.

68.  Tout d'abord, il expose que sa cause n'a pas été entendue par un « tribunal », de sorte que l'exigence du « procès équitable » ne saurait même pas être appréciée faute de « procès » concernant les décisions de la commission pénitentiaire. Il souligne que cette dernière n'est, en droit luxembourgeois, ni une juridiction de l'ordre judiciaire ou administratif ni une juridiction ordinale, mais une autorité administrative qui réunit le procureur général d'Etat ou son délégué, un magistrat du siège et un magistrat d'un des parquets, nommés par arrêté ministériel. A supposer même que la commission pénitentiaire puisse être considérée comme ayant joué un rôle juridictionnel, aucune des garanties imposées par l'article 6 en vue d'un procès équitable n'a été respectée. Tout d'abord, la commission pénitentiaire ne saurait être considérée comme indépendante, tant à l'égard de l'exécutif qu'à l'égard des parties, en raison de sa composition et du mode de désignation de ses membres. Ensuite, l'impartialité de la commission pénitentiaire est sujette à caution, alors que certains de ses membres avaient, dans la phase pénale, la qualité de partie à l'instance et étaient en charge de la poursuite du requérant. Finalement, quant au déroulement du « procès » devant la commission pénitentiaire, le requérant expose que les principes du contradictoire et du respect des droits de la défense ont été violés. Par ailleurs, l'exigence de la publicité de la procédure n'a pas été respectée, aucune audience ni débat n'ayant eu lieu ; le requérant n'a fait qu'introduire sa demande de congé pénal, puis a été informé de la décision par le directeur du centre pénitentiaire et n'a donc pu intervenir d'aucune manière devant la commission pénitentiaire.

69.  Ensuite, pour ce qui est du recours intenté devant les juridictions administratives, le requérant estime que, de par la décision d'incompétence, son droit d'accès à un tribunal est atteint dans sa substance même. La loi ne prévoit aucun recours qui permettrait à un détenu de saisir un tribunal pour trancher de la légalité d'une décision de refus d'autorisation d'un congé pénal. Si l'on part de l'idée, comme le font les juridictions administratives et le Gouvernement, qu'une décision de refus de congé pénal est de nature judiciaire, force est par contre de constater qu'il n'y a pas de tribunal de l'ordre judiciaire qui soit compétent pour statuer à cet égard. Les juridictions administratives s'étant déclarées incompétentes, et le requérant ne disposant d'aucun autre recours contre les décisions de la commission pénitentiaire, il en conclut qu'il est privé de son droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal au sens de l'article 6 de la Convention.

b)  Le Gouvernement

70.  Le Gouvernement estime que la commission pénitentiaire n'a pas lésé le droit du requérant à un procès équitable. Il rappelle qu'il n'y a aucun formalisme à respecter pour saisir la commission. Le détenu formule sa demande soit sur base d'un simple formulaire mis à sa disposition au centre pénitentiaire, soit par simple lettre rédigée par lui-même ou par son avocat. Il peut verser à l'appui de sa demande toutes les pièces qu'il estime utiles et peut formuler à tout moment des observations. La commission s'entoure de tous les éléments dont elle dispose, le dossier du détenu lui étant transmis, et prend ses décisions après consultation du comité de guidance qui suit le détenu lors de sa vie carcérale. Chaque cas est examiné in concreto, la commission tenant compte notamment de la personnalité du condamné, de son évolution depuis son incarcération et du danger de récidive. La commission rend des décisions de refus motivées qui ne sont jamais définitives, le détenu pouvant s'inspirer de la motivation d'une décision de refus pour adapter son comportement et formuler ensuite une nouvelle demande. En effet, en cas de refus, une nouvelle demande peut être formée après un délai de deux mois, et même avant en cas de survenance de faits nouveaux. La commission pénitentiaire est composée de trois magistrats, nommés pour une durée de trois années et disposant de l'indépendance conférée par la Constitution luxembourgeoise. Les membres de la commission ne sont jamais les magistrats ayant poursuivi ou condamné le détenu en question. La fonction de membre de la commission pénitentiaire est ainsi totalement indépendante de celle exercée dans le cadre du parquet. L'optique de la poursuite et de la condamnation du détenu est étrangère au mandat exercé par les magistrats appelés à siéger au sein de la commission pénitentiaire. Le Gouvernement précise que la loi a délibérément institué une commission à composition collégiale rendant des décisions à la majorité, sur base du dossier du détenu, en vue de faire bénéficier l'intéressé d'un maximum de garanties d'indépendance et d'impartialité. A ce dernier égard, il estime que le requérant n'apporte aucun élément concret attestant d'un manque d'indépendance ou d'impartialité des membres de la commission pénitentiaire.

71.  Le Gouvernement estime ensuite que les décisions par lesquelles les juridictions administratives se sont déclarées incompétentes pour connaître du recours du requérant n'ont pas porté atteinte au droit d'accès à un tribunal au sens de l'article 6 de la Convention. Rappelant que l'Etat bénéficie en la matière d'une certaine marge d'appréciation, il expose que la loi de 1986 ne prévoit pas de recours à l'encontre des mesures d'exécution des peines prises dans le cadre de la loi. Dès qu'une décision de condamnation a été rendue par les juridictions judiciaires, le législateur luxembourgeois, qui n'a pas suivi l'exemple français du juge de l'application des peines, a souhaité que la mise en œuvre d'une telle décision judiciaire échappe à l'emprise des juridictions et a attribué cette compétence au pouvoir exécutif. Or, cette attribution de compétence poursuit un but légitime, celui de la défense de l'ordre public et la prévention des infractions pénales. A ce sujet, le Gouvernement précise que, si la loi de 1986 vise certes à permettre la réinsertion progressive du détenu dans la société, la peine est destinée à protéger la société contre un individu susceptible de commettre de nouvelles infractions en dehors de la prison. Il poursuit qu'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé, alors que le détenu a la possibilité de demander plusieurs congés pénaux. Finalement, le Gouvernement insiste sur le fait que la loi de 1986 prévoit au bénéfice des détenus d'autres mesures d'exécution des peines, telle la semi-liberté.

2.  Appréciation de la Cour

72.  La Cour rappelle que, dès lors que la contestation des décisions prises à son encontre doit être considérée comme relative à des « droits et obligations de caractère civil », le requérant avait droit à l'examen de sa cause par « un tribunal » remplissant les conditions de l'article 6 § 1 (Le Compte, Van Leuven et De Meyere c. Belgique, 23 juin 1981, § 50, série A no 43).

73.  Aux fins de l'article 6 § 1, un tribunal ne doit pas nécessairement être une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires. Ce qui importe pour assurer l'observation de l'article 6 § 1, ce sont les garanties, tant matérielles que procédurales, mises en place (Rolf Gustafson c. Suède, 1er juillet 1997, § 45, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV). Ainsi, un « tribunal » se caractérise au sens matériel par son rôle juridictionnel : trancher, sur la base de normes de droit et à l'issue d'une procédure organisée, toute question relevant de sa compétence (Argyrou et autres c. Grèce, no 10468/04, § 24, 15 janvier 2009). Il doit aussi remplir une série d'autres conditions - indépendance, notamment à l'égard de l'exécutif, impartialité, durée du mandat des membres, garanties offertes par la procédure - dont plusieurs figurent dans le texte même de l'article 6 § 1 (Demicoli c. Malte, 27 août 1991, § 39, série A no 210).

74.  En l'occurrence, il ressort de la loi de 1986 que les décisions relatives aux demandes de congé pénal sont prises par le procureur général d'Etat ou son délégué, de l'accord majoritaire d'une commission qui comprend, outre le procureur général d'Etat ou son délégué, un magistrat du siège et un magistrat d'un des parquets. Cette commission est convoquée par le procureur général d'Etat ou son délégué ; la présidence est assurée par le magistrat du siège. La loi de 1986 n'organise pas de débats publics devant la commission pénitentiaire.

75.  Force est de constater qu'après avoir introduit chacune de ses demandes de congé pénal, le requérant se vit communiquer, par l'intermédiaire du directeur du centre pénitentiaire, la décision de refus, sans que la commission pénitentiaire ne se soit prononcée « à l'issue d'une procédure organisée » (voir, a contrario, Argyrou et autres c. Grèce, précité, § 25). Ce constat suffit en soi pour considérer que la commission pénitentiaire ne satisfait pas aux exigences requises d'un « tribunal » au sens de l'article 6 § 1, sans que la Cour ne juge nécessaire d'examiner si les garanties d'indépendance, d'impartialité et d'équité de la procédure sont remplies.

76.  La Cour rappelle ensuite que, lorsqu'un organe juridictionnel, telle la commission pénitentiaire, chargé d'examiner des contestations portant sur des « droits et obligations de caractère civil » ne remplit pas toutes les exigences de l'article 6 § 1, il ne saurait y avoir violation de la Convention si la procédure devant elle a fait l'objet du contrôle ultérieur d'un organe judiciaire de pleine juridiction présentant, lui, les garanties de l'article 6 (mutatis mutandis, Albert et Le Compte c. Belgique, 10 février 1983, § 29, série A no 58 ; Crompton c. Royaume-Uni, no 42509/05, § 70, 27 octobre 2009).

77.  En l'espèce, le requérant avait introduit un recours en annulation des deux premières décisions de refus de la commission pénitentiaire, mais tant le tribunal administratif que la cour administrative se sont déclarés incompétents pour en connaître.

78.  Ainsi, les juridictions administratives n'ont pas statué sur le bien-fondé du recours en annulation présenté par le requérant. La Cour ne peut, par conséquent, que constater que l'absence de toute décision sur le fond a vidé de sa substance le contrôle exercé par le juge administratif sur les décisions de la commission pénitentiaire (mutatis mutandis, Enea c. Italie, précité, § 82 ; Ganci c. Italie, no 41576/98, §§ 29 et 30, CEDH 2003-XI).

79.  Par ailleurs, la Cour relève, et le Gouvernement ne le conteste pas, que la loi de 1986 ne prévoit pas d'autre recours en la matière qui serait à la disposition du détenu.

80.  Finalement, la Cour prend encore acte de la recommandation no 30 du médiateur du Grand-Duché de Luxembourg, qui juge utile de remanier en profondeur le système d'exécution des peines et qui préconise la création de la fonction du juge à l'application des peines, à l'instar d'autres pays comme la France (voir paragraphe 43) et du fait que le médiateur s'est récemment félicité de ce que le Ministre entendait suivre sa recommandation (voir paragraphe 44).

81.  Au vu de tout ce qui précède, la Cour conclut qu'il y a eu violation de l'article 6 de la Convention.

II.  SUR L'APPLICATION DES ARTICLES 46 ET 41 DE LA CONVENTION

A.  Article 46

82.  Aux termes de l'article 46 de la Convention,

« 1.  Les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs de la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties.

2.  L'arrêt définitif de la Cour est transmis au Comité des Ministres qui en surveille l'exécution. »

83.  Avant d'examiner les demandes de satisfaction équitable présentées par les requérants au titre de l'article 41 de la Convention, et eu égard aux circonstances de l'espèce, la Cour se propose d'examiner quelles conséquences peuvent être tirées de l'article 46 de la Convention pour l'Etat défendeur. Elle rappelle qu'aux termes de l'article 46 les Hautes Parties contractantes s'engagent à se conformer aux arrêts définitifs rendus par la Cour dans les litiges auxquels elles sont parties, le Comité des Ministres étant chargé de surveiller l'exécution de ces arrêts. Il en découle notamment que, lorsque la Cour constate une violation, l'Etat défendeur a l'obligation juridique non seulement de verser aux intéressés les sommes allouées au titre de la satisfaction équitable prévue par l'article 41, mais aussi de choisir, sous le contrôle du Comité des Ministres, les mesures générales et/ou, le cas échéant, individuelles à intégrer dans son ordre juridique interne afin de mettre un terme à la violation constatée par la Cour et d'en effacer autant que possible les conséquences. L'Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s'acquitter de son obligation juridique au regard de l'article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 249, CEDH 2000-VIII ; Broniowski c. Pologne [GC], no 31443/96, § 192, CEDH 2004-V).

84.  En outre, il résulte de la Convention, et notamment de son article 1, qu'en ratifiant la Convention, les Etats contractants s'engagent à faire en sorte que leur droit interne soit compatible avec celle-ci (Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 47, CEDH 2004-I ; Martins Castro et Alves Correia de Castro c. Portugal, no 33729/06, § 62, 10 juin 2008).

85. La Cour rappelle que le médiateur du Grand-Duché de Luxembourg a préconisé un remaniement en profondeur du système d'exécution des peines et qu'il a pris acte que le Ministre s'est récemment prononcé pour l'idée de voir attribuer à une instance judiciaire certaines compétences actuellement dévolues au Délégué à l'exécution des peines ou à la commission pénitentiaire (voir paragraphes 43, 44 et 80 ci-dessus).

86.  Tout en réitérant que l'Etat défendeur demeure libre, sous le contrôle du Comité des Ministres, de choisir les moyens de s'acquitter de son obligation juridique au regard de l'article 46 de la Convention, pour autant que ces moyens soient compatibles avec les conclusions contenues dans l'arrêt de la Cour (Broniowski c. Pologne [GC], précité, § 192), et sans vouloir définir quelles peuvent être les mesures à prendre par l'Etat défendeur pour qu'il s'acquitte de ses obligations au regard de l'article 46 de la Convention, la Cour invite l'Etat défendeur et tous ses organes à prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte qu'une demande en matière d'exécution des peines puisse être examinée par un « tribunal » remplissant les conditions de l'article 6 § 1 de la Convention.

B.  Article 41

87.  Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

1.  Dommage

88.  Le requérant réclame 116 681,11 euros (EUR) au titre du préjudice matériel qu'il aurait subi et 30 000 EUR pour perte de chance ; il affirme qu'en n'obtenant pas son congé pénal, il aurait été bloqué sur la voie de la semi-liberté jusqu'en avril 2009 et aurait ainsi, jusqu'à cette date, été privé de la possibilité d'exercer une activité professionnelle rémunérée. Il réclame également 50 000 EUR au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.

89.  Le Gouvernement conteste ces montants, tant dans leur principe que dans leur quantum.

90.  La Cour rappelle qu'elle n'octroie un dédommagement pécuniaire au titre de l'article 41 que lorsqu'elle est convaincue que la perte ou le préjudice dénoncé résulte réellement de la violation qu'elle a constatée (voir, parmi d'autres, Kingsley c. Royaume-Uni [GC], no 35605/97, § 40, CEDH 2002-IV). En l'espèce, la Cour ne saurait spéculer sur l'issue de la procédure si l'intéressé avait eu accès à un tribunal. Aussi, le constat de violation de l'article 6 § 1 n'implique-t-il pas que les décisions de refus des demandes de congé pénal étaient mal fondées ni qu'un organe autrement composé aurait donné gain de cause à l'intéressé (mutatis mutandis, Kingsley c. Royaume-Uni, § 42). La Cour n'aperçoit donc pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel et la perte de chance allégués et rejette ces demandes.

91.  Quant au dommage moral, la Cour rappelle qu'elle a constaté que le contentieux portant sur les refus de demandes de congé pénal opposés au requérant ne répondait pas aux exigences de l'article 6 § 1 de la Convention. Elle estime qu'il n'est pas déraisonnable de considérer que le requérant a subi un préjudice moral auquel le constat de violation de la Convention ne suffit pas à remédier (mutatis mutandis, Mathony c. Luxembourg, n15048/03, § 42, 15 février 2007). Eu égard aux circonstances de la cause et statuant sur une base équitable comme le veut l'article 41 de la Convention, elle décide d'octroyer au requérant la somme de 5 000 EUR à ce titre.

2.  Intérêts moratoires

92.  La Cour juge approprié de calquer le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.  Déclare, à la majorité, la requête recevable ;

2.  Dit, par 4 voix contre 3, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;

3.  Dit, par 4 voix contre 3,

a)  que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 5 000 EUR (cinq mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;

b)  qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4.  Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 14 décembre 2010, en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith Ireneu Cabral Barreto 
 Greffier Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l'exposé de l'opinion dissidente commune aux juges Jociene, Sajó et Raimondi.

I.C.B. 
S.H.N.

 
 

 

OPINION DISSIDENTE DU JUGE RAIMONDI A LAQUELLE LES JUGES JOČIENĖ ET SAJO DÉCLARENT SE RALLIER

1. A mon grand regret, je ne peux adhérer à l'opinion de la majorité dans cette affaire.

2. A mon sens l'article 6 § 1 de la Convention n'est applicable aux faits soumis à l'examen de la Cour par le requérant ni sous son volet pénal, ce qui correspond à l'avis de la majorité (paragraphe 56 de l'arrêt), ni sous son volet civil.

3. Je reconnais volontiers, à l'instar de la majorité, que la jurisprudence de la Cour concernant l'applicabilité du volet civil de l'article 6 § 1 a connu une certaine évolution pour ce qui est de l'examen des demandes de mise en liberté provisoire ou des questions relatives aux modalités d'exécution d'une peine privative de liberté (voir la jurisprudence citée au paragraphe 57 de l'arrêt), mais à mon sens, le requérant ne pouvait pas se prétendre, de manière défendable, titulaire d'un « droit ».

4. L'arrêt rappelle tout à fait justement l'état de la jurisprudence de la Cour quant à la question de savoir si l'on est, oui ou non, en présence d'un droit de caractère civil. En particulier, d'après cette jurisprudence, la question présente deux aspects : celui de l'existence d'une « contestation sur un droit » et celui du « caractère civil » ou non de ce droit.

5. Pour ce qui est du premier aspect, comme l'arrêt le dit à juste titre, l'article 6 § 1 s'applique lorsqu'il existe une « contestation » réelle et sérieuse. La contestation peut concerner aussi bien l'existence même d'un droit que son étendue ou ses modalités d'exercice, et l'issue de la procédure doit être déterminante pour le droit en question.

6. Il peut s'agir soit d'un droit prévu par la Convention ou ses Protocoles soit d'un droit prévu par le droit interne (voir, entre autres, Gutfreund c. France, no 45681/99, 12 septembre 2003, § 39). En effet, l'article 6 § 1 de la Convention ne vise pas à créer de nouveaux droits substantiels (ainsi que le gouvernement défendeur le relève dans ses observations), mais à fournir une protection procédurale aux droits, qu'ils soient prévus par la Convention ou ses Protocoles ou bien par le système juridique interne (Zehnalova et Zehnal c. République Tchèque (déc.), no 38621/97, 14 mai 2002 et W. c. Royaume-Uni, 8 juillet 1987, § 73, série A no 121). Dans ce dernier arrêt la Cour a précisé que « [l]'article 6 § 1 régit uniquement les « contestations » relatives à des « droits et obligations » - de caractère civil - que l'on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne; il n'assure par lui-même aux « droits et obligations » (de caractère civil) aucun contenu matériel déterminé dans l'ordre juridique des Etats contractants. ».

7. A mon avis, c'est sous ce premier aspect que la situation soumise par le requérant, à savoir ses demandes d'octroi d'un « congé pénal », ne passe pas le critère d'applicabilité de l'article 6 § 1 de la Convention ; en effet, à la différence de l'opinion de la majorité exprimée au paragraphe 61 de l'arrêt, je pense que cette situation ne dénote pas l'existence d'un « droit ».

8. Il ne fait pas de doute qu'un tel droit n'est pas prévu par la Convention ni par ses Protocoles. Reste à voir s'il existe dans le système juridique luxembourgeois.

9. Compte tenu du cadre législatif dans lequel s'inscrit le régime du congé pénal en droit luxembourgeois (paragraphes 34 à 42 de l'arrêt), je ne pense pas que le requérant pouvait soutenir de manière défendable qu'il avait, en droit luxembourgeois, le droit d'obtenir un congé pénal, et ce malgré la réunion des conditions de base permettant l'octroi d'un congé pénal (obligations d'avoir son domicile ou sa résidence au pays et d'avoir purgé au moins un tiers de la peine, articles 7 et 8 de la loi de 1986) et bien que la motivation de la demande de congé figurât parmi celles visées par le même article 7 de la loi de 1986.

10. C'est en effet à juste titre, à mon sens, que le gouvernement défendeur rappelle la nature discrétionnaire de la décision des autorités internes sur les demandes de congé pénal pour en conclure que, lorsqu'il y a un pouvoir d'appréciation de la part de l'autorité dans la concession de tel ou tel avantage cet avantage ne constitue pas un « droit » et que, dès lors, l'article 6 § 1 de la Convention ne trouvera pas à s'appliquer aux litiges relatifs à la reconnaissance ou non-reconnaissance de l'avantage considéré (Gutfreund c. France, précité, § 43 et, a contrario, Göç c. Turquie [GC], n36590/97, § 41, CEDH 2002-V).

11. Tel est effectivement le cas en ce qui concerne le congé pénal prévu par le droit luxembourgeois, un avantage qui est même qualifié de « faveur » par l'article 7 de la loi de 1986.

12. La majorité tire argument en faveur de l'existence du droit invoqué par le requérant du fait que les restrictions au droit à un tribunal subies – selon ses dires – par l'intéressé dans le cadre de ses demandes de congé pénal concernent « un ensemble de droits que le Conseil de l'Europe a reconnu aux détenus au moyen des Règles pénitentiaires européennes, adoptées par le Comité des Ministres et précisées dans trois recommandations (...) » (paragraphe 61 de l'arrêt). Je ne saurais partager cette approche. Sans vouloir sous-estimer l'importance de ces textes, qui ont en effet le grand mérite de guider les Etats membres du Conseil de l'Europe dans l'établissement et l'exécution de politiques pénitentiaires toujours plus modernes et humanistes, je n'irais pas jusqu'à leur attribuer une valeur contraignante dont ils sont, par définition, dépourvus.

13. Dans ce contexte la majorité cite l'affaire Enea c. Italie [GC], no 74912/01, § 101, CEDH 2009-...). Mais en réalité cet arrêt, tout en réaffirmant la nature non contraignante, en particulier, de la Recommandation du Comité des Ministres Rec(2006)2 qui avait élaboré lesdites Règles pénitentiaires, se limite à constater que la grande majorité des Etats membres reconnaissent aux détenus la plupart des droits visés par la recommandation et mettent en place des voies de recours pour les protéger. L'existence d'un droit de contester devant le juge les décisions susceptibles d'affecter les droits des détenus dans le système juridique de l'Etat défendeur, en l'occurrence l'Italie, se fonde sur un arrêt de la Cour constitutionnelle italienne de 1999, qui avait justement déclaré que certaines parties de la loi sur l'administration pénitentiaire, qui interdisaient aux détenus de saisir le juge pour faire valoir une violation de leurs droits, étaient contraire à la Constitution (Enea c. Italie, précité, § 100).

14. Voilà les raisons pour lesquelles je pense que la Cour aurait dû constater qu'en l'espèce le requérant ne pouvait se prétendre, de manière défendable, titulaire d'un « droit », et conclure que l'article 6 § 1 ne trouvait pas à s'appliquer en l'espèce et que la requête était, de ce fait, irrecevable ratione materiae.


 

ARRÊT BOULOIS c. LUXEMBOURG


 

ARRÊT BOULOIS c. LUXEMBOURG 


 

ARRÊT BOULOIS c. LUXEMBOURG - OPINION SEPAREE


 

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